-
Linguistica
e Glottodidattica
- Danielle
Goti
-
- PRÉSIDENTIELLES
2002:
- LE
THÈME DE L'INSÉCURITÉ DANS LE
DISCOURS OFFICIEL DE LA CAMPAGNE
ÉLECTORALE
-
-
- Le soir du premier tour de
l'élection présidentielle 2002, la
France a connu un véritable séisme
politique: entre les deux candidats
présidentiables, J. Chirac et L. Jospin, que
les observateurs - sondeurs, journalistes, hommes
politiques - donnaient présents au second tour,
venait de s'insérer, avec 17% des voix,
"l'outsider" J.-M. Le Pen, leader de l'extrême
droite, à sa quatrième campagne
électorale pour les présidentielles. Le
duel escompté, qui depuis des mois mobilisait
les médias et nourrissait l'indifférence
de nombres d'électeurs, n'aurait donc pas lieu,
et le président du FN, dès l'annonce des
résultats du scrutin, attribuait son
succès à "l'état
d'insécurité dramatique" dans lequel,
selon lui, était plongé le
pays.
- Malgré la rupture qui
semble s'être instaurée entre l'exercice
du pouvoir et la réalité sociale
vécue au quotidien et l'impression dominante
d'une concordance sémantique entre les
différents candidats - "ils disent tous la
même chose" est le stéréotype le
plus répété en période
électorale - le temps des élections
présidentielles correspond à une attente
de changement, attente animée depuis
près de deux décennies par un fort
sentiment d'insécurité collective.
"Quand se ressent l'échec des partis politiques
à donner du sens à leur discours,
l'angoisse collective se focalise sur le thème
de la sécurité" (H.-P. Jeudy,
Libération, 27 février 2002) et la
peur ne cesse de faire pression sur le discours
politique qui tente d'en identifier les causes et de
montrer les moyens de la conjurer. Mais les armes de
la rhétorique se révèlent
impuissantes et sur le terreau de nouvelles
souffrances sociales - chômage, exclusion,
précarité - pousse une angoisse diffuse
qui se manifeste diversement au fil des
campagnes.
- Les élections de 1988
avait été marquées par le
succès de J.-M. Le Pen, catapulté en
quatrième position avec 14,4% des suffrages,
après une campagne centrée sur le
thème de l'immigration qui avait amené
la plupart des candidats à se positionner par
rapport à ses thèses.
L'insécurité n'était pour le FN
qu'une des conséquences - à l'instar de
la montée du chômage, de la croissance
des charges sociales, du sida, etc. - de "la
marée de l'immigration étrangère"
(Groupe Saint-Cloud, 1995, p. 167). La campagne de
1995 avait été dominée par la
question du chômage et de la "fracture sociale"
et "l'égalité des chances" était
au cur du projet politique des principaux
acteurs (L. Jospin, J. Chirac, E. Balladur). En 2002
le thème phare de la campagne est sans aucun
doute la lutte contre l'insécurité et la
montée de la délinquance, en particulier
juvénile (E. Morin, Le Monde, 3 mai
2002).
-
- Contexte
politique et social
-
- "Le nombre de crimes et
délits constatés a augmenté de
7.69% en 2001", "La délinquance en hausse de
7,69% en France", titraient respectivement les
quotidiens Le Monde et Libération le
mardi 29 janvier 2002: officialisée par le
ministre de l'intérieur à trois mois
seulement des élections présidentielles
et législatives, dans une campagne
déjà fortement marquée par les
questions de sécurité et de la
réforme de la loi sur la présomption
d'innocence1,
cette hausse ne pouvait qu'alimenter le débat
sécuritaire lancé par J. Chirac dans une
interview télévisée, à
l'occasion de la fête nationale du 14
juillet2.
Exprimant toute son inquiétude devant cette
"insécurité croissante, grandissante,
cette espèce de déferlante,
inacceptable, totalement contraire à l'esprit
des droits de l'homme" et annonçant un
véritable programme de lutte contre les
délinquants et notamment les "jeunes
délinquants" pour lesquels il prône
l'application de la "tolérance zéro", le
président de la République se posait
déjà en candidat pour les
présidentielles et mettait d'emblée sa
campagne sous le signe de son engagement personnel
dans la lutte contre la violence. La publication des
chiffres de la délinquance - quatre millions de
crimes et délits constatés, taux de
délinquance s'élevant à 68 pour
mille, proportion des délinquants mineurs
dépassant 21%)3
- amplement commentés par les médias
suffisaient à placer, dans les sondages, la
lutte contre la violence et l'insécurité
au premier plan de la préoccupation des
Français4,
ceci entraînant immédiatement la
multiplication des surenchères
électorales.
- Parallèlement, une
accumulation d'événements plus ou moins
dramatiques placent les questions de
sécurité au cur des
polémiques: faits liés au 11 septembre
(découverte de cellules islamiques et
séries d'attentats contre la communauté
juive), manifestations de gendarmes et policiers
repoussées par les CRS, faits divers tragiques
(assassinat d'un père de famille par de jeunes
"racketteurs", attaque du supermarché de
Nantes, tuerie de Nanterre5)
auxquels les médias font caisse de
résonance6.
- Le 18 février,
à Garges-lès-Gonesse, à quelques
jours de son annonce officielle de candidature, J.
Chirac réaffirme le rôle central de la
sécurité dans l'action politique,
"première responsabilité et premier
devoir de l'Etat, [...] préalable
indispensable pour que les Français puissent
vivre dans une France ouverte et
généreuse", et annonce les grandes
lignes d'un programme en matière de justice :
mise en place d'un Conseil de Sécurité
intérieure, constitution de "groupements
opérationnels d'intervention" composés
de spécialistes de la justice, de la police et
de la gendarmerie, organisation d'une "justice de
proximité" et création de "centres
préventifs fermés" pour les
multirécidivistes. Le 6 mars le chef de l'Etat,
lors de la présentation à Strasbourg de
son "projet pour l'Europe", s'en prend d'emblée
au gouvernement, dont il dénonce la "lourde
responsabilité" en matière
d'insécurité qui est à ses yeux
la "première priorité dans l'ordre
national". Le 27 mars, à quelques heures de la
tragédie de Nanterre, le
président-candidat établit une relation
entre l'acte dément d'un meurtrier isolé
et les violences quotidiennes qui affectent la
société française en
déclarant que "l'insécurité,
ça va de l'incivilité ordinaire au drame
que nous avons connu cette nuit", et le lendemain,
après le suicide du meurtrier, il
dénonce les "défaillances" du
système et le thème du dysfonctionnement
de la justice et de la police vient renforcer celui de
la violence7.
- Au fil des discours et au
grès des évènements, le candidat
R.P.R. décrit sa vision d'une France
plongée dans l'insécurité par
"les réseaux criminels organisés pour
tous les trafics illicites, stupéfiants, objets
volés, immigration clandestine, prostitution
internationale", une insécurité contre
laquelle le gouvernement sortant "n'a pas su" ni
"voulu" agir. (Discours prononcé à
Bordeaux le 3 avril 2002).
- Sur ce terrain miné,
L. Jospin, qui dès octobre 1997 avait
érigé la lutte contre
l'insécurité au rang de seconde
priorité de son gouvernement, juste
après l'emploi et le
chômage8,
semble avancer avec plus de circonspection. Le 20
février, dans sa lettre de candidature
télécopiée à l'Agence
France-Presse, il égrène à la
première personne les cinq thématiques
de sa plate-forme présidentielle: une France
active, sûre, juste, moderne, forte; il
affirme la nécessité de la
répression ("je refuse l'impunité: tout
délit doit trouver sa sanction") tout en
insistant sur l'exigence de la prévention:
"J'entends aussi traiter toutes les causes de la
violence [...]. Je propose qu'une action
d'envergure prévienne toutes les dérives
(Le Monde, 22 février 2002). Toutefois,
quelques semaines avant les élections, le
candidat du parti socialiste crée la surprise
dans son propre camp en affirmant, de manière
plus précise, "envisager des structures
fermées pour les jeunes qui ont des
problèmes de violence"9,
ce qui annonce une réforme de l'ordonnance de
194510
à laquelle il s'était pourtant
opposé à plusieurs reprises. Il semble
ainsi se convaincre que l'insécurité est
bien devenue une urgence politique et
sociale.
- A l'approche de la campagne
officielle la cote de popularité de J.-M. Le
Pen qui "a pris soin d'éviter dans ses discours
toutes saillies et dérapages" montait
régulièrement, alors que celle de ses
deux principaux adversaires - notamment celle de L.
Jospin, donné favori tout au long de la
pré campagne - était de plus en plus
faible, signes évidents d'une opinion publique
exaspérée et sceptique: "Jean-Marie Le
Pen n'a même plus besoin de parler
d'insécurité: Les autres le font pour
lui . Mais c'est lui qui engrange les
bénéfices électoraux".
(Libération, 11 avril 2002).
-
- Corpus,
conditions de production, objectifs
-
- Dans ce contexte politique et
social, les rôles des principaux candidats dans
la campagne officielle semblent écrits
d'avance: J. Chirac dans l'indignation et l'exigence
d'un rétablissement de l'autorité de
l'Etat, L. Jospin dans l'équilibre
précaire entre prévention et
répression, J.-M. Le Pen dans l'exacerbation du
"ras-le-bol" de la violence et l'exaltation de la
répression. Le débat a-t-il
échappé à ces simplifications?
Les candidats ont-ils réellement posé le
point d'ancrage de leur projet sur le terrain mobile
de l'insécurité? Le clivage traditionnel
entre une droite, plutôt encline à la
répression, et une gauche, qui
privilégie la prévention, a-t-il
résisté à la pression d'une
opinion publique en proie au "sentiment
d'insécurité" et a-t-on assisté
à l'effacement entre les discours
électoraux pour atteindre une sorte
d'"homogénéisation des productions
discursives"?11
- Telles sont les questions
auxquelles nous nous efforcerons de répondre
dans les limites de cet exposé. Des
études (Groupe Saint-Cloud, 1995) ont
montré qu'il est possible de distinguer deux
types de visées différentes dans les
objectifs poursuivis par les candidats. Les premiers
discours sont ceux de la "parole militante" des petits
candidats, qui se présentent essentiellement
pour faire connaître leurs idées
où celles de leur parti et privilégient
par conséquent l'idéologie; les seconds
appartiennnent aux "présidentiables" qui, pour
répondre aux attentes de leur électorat
d'un côté, et élargir leur
audience en attirant de nouveaux électeurs de
l'autre, jouent de la stratégie. Toutefois,
s'il est indéniable que l'élection du
président de la République favorise
l'expression d'une démocratie d'opinion,
celle-ci , "trouve vite en elle-même ses
limites. On ne peut ignorer indéfiniment
l'opinion publique dans une démocratie. Mais on
ne peut davantage la suivre toujours et en tout"
(Charlot, 1994).
- Dans un contexte global de
"crise des candidatures de gouvernement" (Le
Monde, 16 avril 2002) - les deux favoris
réalisant dans les sondages des scores de plus
en plus faibles -, et une prolifération de
candidatures qui rendent peu lisible l'offre
politique, l'apparition régulière de
nouveaux venus à la télévision
durant la campagne électorale est le moyen le
plus puissant pour se faire
connaître12.
Si de débat s'est essentiellement
focalisé sur les trois "grands" candidats, la
campagne en a compté treize autres: à
l'extrême gauche trois candidats se
réclament du troskisme, A. Laguiller (LO), O.
Besancenot (LCR). D. Gluckstein (PT), trois candidats
appartiennent à la majorité sortante, R.
Hue (PCF), C. Taubira (PRG), N. Mamère (verts),
trois candidats se situent à droite, A. Madelin
(DL), F. Bayrou (UDF), C. Boutin (apparenté
UDF) et un à l'extrême droite, B.
Mégret (MNR), ex "lieutenant" de J.-M. Le Pen,
trois candidats déclarent se situer hors de
l'échiquier politique traditionnel, J.-P.
Chevènement (MDC), ex-ministre du gouvernement
Jospin, J. Saint-Josse (CPNT), défenseur de la
ruralité et des traditions et
l'écologiste C. Lepage (SE).
- Contrairement au discours de
meeting, celui de la campagne officielle s'adresse
à un public hétéroclite
socialement et culturellement diversifié et
généralement peu politisé; il
répond à une double finalité:
informer et séduire. A l'instar du discours
publicitaire, il se doit de marquer la
singularité du candidat par rapport à
ses concurrents; centré sur les effets
énonciatifs, il relève de choix
stratégiques préalables - sorte de mise
en scène des mots et des images qui sont autant
d'indices de l'argumentation du candidat par rapport
aux grands thèmes débattus dans
l'opinion publique et de son positionnement dans le
paysage politique. Toutefois, remarquons qu'une telle
prise de parole, produite dans un contexte
d'énonciation fortement ritualisé et
soumise à la triple contrainte de l'objectif,
du temps et du média, ne peut que favoriser
l'homogénéisation des discours et la
simplification des propositions.
-
- Remarques
d'ensemble
-
- La campagne officielle est
constituée d'une série
d'émissions diffusées par les
chaînes publiques de télévision
auxquelles s'ajoutent les "professions de fois"
écrites que chaque électeur
reçoit synchroniquement par la poste en fin de
campagne. Le tout constitue un ensemble relativement
homogène puisque réglementé dans
un souci de maintenir l'égalité entre
les différents candidats.
- Pour rendre compte de la
place qu'occupe le thème de
l'insécurité nous avons successivement
comparé les prestations des 16 candidats au
cours de la campagne pour le premier tour et
analysé les prises de parole dans les spots
d'ouverture de campagne des deux candidats favoris.
L'étude de l'ensemble aurait
dépassé le cadre étroit de cet
article.
- La campagne officielle
télévisée obéit à
des conditions de production et de diffusion
fixées par le Conseil Supérieur de
l'Audiovisuel (CSA)13.
Programmée entre le lundi 8 avril et le
vendredi 19 avril, elle comprend, pour chaque
candidat, 4 émissions de petit format (1mn 45),
4 émissions de grands formats (5mn) et un spot
de fin de campagne (1mn). Ces émissions sont
effectuées, transmises et diffusées par
la Société de
Télédiffusion de France sur l'ensemble
des émetteurs affectés aux
sociétés nationales de programme: France
2, France 3, France 5. Elles peuvent être
composées au choix des candidats à
partir d'éléments tournés en
extérieur, enregistrés en studio ou
fabriqués à l'aide d'une station
infographique mais tous réalisés avec
des moyens fournis par le CSA. Par ailleurs, des
personnes désignées par les candidats
peuvent participer à ces émissions mais
la présence visuelle et vocale de celui-ci est
obligatoire dans chacune d'elle.
- Le corpus a été
enregistré sur France 2 qui a programmé
des spots longs à 8h30 avec rediffusion
à 13h 45 et des spots courts à 19h45
avant le journal de 20 heures.
- Pour rendre compte de
l'impact du thème de
l'insécurité, l'approche initiale a
consisté à mesurer son importance
quantitative en ne tenant compte que de la
première diffusion. Un premier
dépouillement a permis de différencier
les candidats selon le temps consacré au
thème et les stratégies adoptées
à son égard. Quatre stratégies de
base ont pu ainsi être repérées:
l'acceptation, l'éviction, le
déplacement, la réfutation.
- Candidats
|
acceptation
|
èviction
|
dèplacement
|
rèfutation
|
Bayrou
|
x
|
|
|
|
Besancenot
|
|
|
x
|
|
Boutin
|
|
|
x
|
|
Chevénement
|
x
|
|
|
|
Chirac
|
x
|
|
|
|
Gluckstein
|
|
|
|
x
|
Hue
|
x
|
|
|
|
Jospin
|
x
|
|
|
|
Laguiller
|
|
x
|
|
|
Le Pen
|
x
|
|
|
|
Lepage
|
|
|
x
|
|
Madelin
|
x
|
|
|
|
Mamére
|
x
|
|
|
|
Mégret
|
x
|
|
|
|
Saint-Josse
|
x
|
|
|
|
Taubira
|
|
|
|
x
|
A la lecture du tableau ci-dessus une première
remarque s'impose: l'insécurité est un
sujet porteur de la campagne électorale. Droite
et gauche semblent unanimes à associer
insécurité et délinquance; quant
à l'extrême gauche elle semble avoir
assumé des stratégies
diversifiées: alors que A. Laguiller choisit
délibérément d'ignorer le
thème, D. Gluckstein le réfute
("personne ne vous parle des problèmes de la
jeunesse, on préfère vous parler
d'insécurité et de répression")
et O. Besancenot l'aborde d'entrée de jeu par
le biais du professeur Shwartzenberg qui affirme sur
un mode pédagogique: "la véritable
insécurité est
l'insécurité du lendemain,
l'insécurité de l'avenir". Cette
affirmation, reprise par le candidat, sert
d'introduction au thème de l'emploi et de la
précarité. Il y a donc
déplacement du thème
insécurité/délinquance vers celui
d'insécurité sociale.
- Toutefois, la quantification
du thème (en termes de durée et de
fréquence) et une analyse plus fine des
prestations font apparaître des nuances
significatives.
- A l'extrême droite, le
thème est présent dans la
totalité des spots de B. Mégret qui,
dénonçant "l'insécurité
permanente", prône de manière
incantatoire la "tolérance zéro",
"première priorité" et, associant
musique arabe et images de violence, montre dans
l'immigration "la cause majeure de
l'insécurité". J.-M. Le Pen revient sur
le thème dans six de ses huit interventions.
Dans son discours, on constate que le terme
insécurité apparaît presque
toujours en rapport d'hyponymie avec le terme
immigration, et dans le spot final, on le
trouve placé en relation d'antonymie avec
liberté.
- A droite, J. Chirac fonde
l'intégralité de sa première
intervention sur le thème de
l'insécurité, il y reviendra
brièvement à la fin de la campagne pour
réitérer la nécessité de
la "maîtriser", notamment chez les jeunes. Il
l'aborde à nouveau dans le spot final du 19
avril pour réaffirmer l'impératif de
"donner un préalable coup d'arrêt
à la violence sous toutes ses formes". (Au
total 6 minutes). Dans la première prise de
parole de A. Madelin, le terme sécurité
est isolé et en cooccurrence avec celui de
justice. Le candidat DL revient ensuite plus
longuement sur le thème en milieu de campagne
pour affirmer la nécessité de faire
"reculer la violence et la délinquance"
(1minute 15 secondes). F. Bayrou évoque le
thème du bout des lèvres plaçant
le terme sécurité en cooccurence avec
illettrisme. Quant à C. Boutin, elle l'aborde
par le biais d'un déplacement, liant par une
relation hyperonymique violence et
avortement/dépénalisation de la
drogue/pornographie sur les
écrans.
- A gauche, l'adhésion
au thème apparaît plus nuancée. C.
Taubira dénonce d'une façon lapidaire la
"frénésie sécuritaire" dès
son premier spot, le 8 avril. Successivement, elle
fait un appel "au sens de la mesure, face aux
tentations du tout sécuritaire". Le candidat
des Verts consacre dans sa troisième
émission 2 minutes 30 secondes au thème
de l'insécurité, "liée à
la pauvreté, à la
précarité, au chômage". L. Jospin
aborde le thème dès sa première
intervention (3 minutes 20 secondes). Il y reviendra
en fin de campagne à propos de la violence dans
les lycées (30 secondes) et dans son spot de
clôture de campagne où l'expression
lutte contre l'insécurité se
trouve en cooccurrence avec modernité et
solidarité. Le candidat du PCF aborde le
thème furtivement dès sa première
intervention ("je propose la sécurité")
pour le développer au cours de sa
deuxième prise de parole dans laquelle il
dénonce le "discours démagogique de la
droite" et l'assimilation de la délinquance
à la jeunesse (total 2 minutes).
- C. Lepage opère un
glissement vers l'écologie, le terme
sécurité étant placé en
rapport hyperonymique avec climat /danger
alimentaire /protection de l'environnement. J.-P.
Chevènement consacre au thème la
totalité d'une émission grand format
accentuant les actes de violence: "des voitures sont
incendiées, de vieilles dames sont
agressées, des jeunes sont rackettés".
En revanche, J. Saint-Josse ne l'abordera qu'à
deux reprises en évoquant la "violence et
l'insécurité dans les lycées
démesurés" et la violence qui se
développe dans les "grands
ensembles".
- Nous avons dressé
ci-dessous un tableau récapitulatif des
stratégies des candidats ayant fait
effectivement de l'insécurité un
thème de campagne. Nous avons relevé
pour chacun d'eux les causes éventuellement
identifiées et les propositions dominantes en
distinguant prévention et
répression.
- Candidats
|
Causes
|
Propositions
|
Chevénement
|
crise des
valeurs
|
répression
|
Chirac
|
-
|
répression/(prévention)
|
Jospin
|
(sociales)
|
répression/(prévention)
|
Hue
|
sociales
|
prévention/répression
|
Le Pen
|
immigration
|
répression
|
Madelin
|
-
|
répression
|
Mamére
|
sociales
|
répression
|
Mégret
|
immigration
|
répression
|
A l'exception de N. Mamère, qui affirme que la
"prison n'est pas la solution" et qui
préfère "la peine de substitution"
à la sanction, la répression est une
constante chez tous les candidats, avec toutefois des
nuances significatives.
- A gauche, le candidat du PCF
la place au second plan: s'il évoque les
sanctions et "le droit des victimes", il consacre une
partie importante de son temps de parole à
l'analyse des causes sociales de
l'insécurité et insiste sur les mesures
de préventions: de "grandes réformes
économiques", "une série de mesures
sociales fortes", "plus de moyens pour la justice, la
police, la formation, la politique de la ville". L.
Jospin indique clairement son intention d'attaquer les
symptômes de l'insécurité aussi
bien par des mesures répressives ("il faut que
tout acte délictueux reçoive sa
sanction") que préventives ("une action globale
contre tout ce qui peut favoriser la violence"), mais,
dans ses propos, les premières
précèdent toujours les secondes et les
causes sociales ne sont évoquées que
furtivement ("l'urbanisme insalubre, le chômage,
la non-intégration dans la
société). J.-P. Chevènement
dénonce dans la "crise des valeurs" et la
"crise de l'éducation la montée de la
délinquance et propose une politique de lutte
contre l'insécurité "sans
défaillance et sans états d'âmes",
accompagnée d'une politique "d'accès
à la nationalité".
- A droite, l'éviction
des causes est patente chez A. Madelin et J. Chirac,
le premier proposant un "plan Orsec contre la
délinquance et les scandales financiers", le
second préconisant la mise en place de "centres
éducatifs fermés" et l'enseignement
d'une "morale humaniste".
- B. Mégret
réfute explicitement les causes
économiques et sociales de la violence, affirme
que "la prévention ne sert à rien" et
que "la sanction est la meilleure des
préventions"; il prône les sanctions aux
familles et l'abaissement à 10 ans de
l'âge de la responsabilité pénale.
Pas d'états d'âme non plus pour J.-M. Le
Pen qui préconise le renforcement des mesures
de police, la "tolérance zéro pour les
crimes et la délinquance", la "construction de
prisons et de maisons de correction" et le recours au
référendum sur le rétablissement
de la peine de mort .
-
- Les
cinq premières minutes: J.Chirac VS L.
Jospin
-
- Dans un but d'affiner
l'analyse nous nous sommes efforcé de
caractériser, dans une perspective comparative,
les attitudes énonciatives des deux candidats
présidentiables au cours de leur
première émission officielle
télévisée. L'insertion de la
prestation de J.-M. Le Pen, envisagée dans un
premier temps, a été
écartée, car, contrairement à ses
adversaires qui choisissent de focaliser leur
intervention sur le thème de
l'insécurité, le candidat du FN annonce
d'emblée les grands axes d'un programme en huit
points qui prétend "changer la
vie"14.
Pour une comparaison pertinente, il nous fallait un
matériau documentaire le plus homogène
possible et nous avons ainsi privilégié,
au sein de la même conjoncture, deux figures
appartenant à deux cultures politiques mais
visant le ralliement autour d'un projet sur un
problème précis de
société.
- Les interventions
télévisées présentent un
ensemble complexe de traits distinctifs qui
participent au message du candidat, non seulement son
énoncé mais la manière dont il
est verbalisé (rhétorique,
prononciation, débit, gestuelle, mimiques...)
et la façon dont il est mis en scène
(décor, inserts, éléments
sonores...). Le discours politique pour sa part a fait
l'objet d'innombrables réflexions, tant
théoriques que méthodologiques, et au
cours des dernières années il s'est
taillé un espace propre au carrefour de
plusieurs disciplines.
- Notre ambition, dans la
limite de cet article, n'est pas de présenter
un balayage systématique de tous les champs
observables mais de privilégier une analyse des
stratégies discursives mises en uvre
conjuguant à la fois les acquis de la
lexicométrie et ceux de l'analyse de
discours15.
Nous faisons donc l'hypothèse que toute
production discursive comporte au niveau de sa surface
textuelle des aspects référentiels et
des aspects indiciels qu'il est possible de
repérer à travers des récurrences
lexicales.
- Après une brève
description de la mise en scène des images nous
poursuivrons deux finalités: la première
concerne les contenus fondamentaux des
énoncés produits et leurs articulations,
la seconde concerne les indices permettant
d'identifier les stratégies formelles de
communication afin de définir les axes en
fonction desquels est déclinée la
thématique et le processus de
légitimation mis en uvre par le
candidat.
- Les deux candidats ont
utilisé diversement les cinq premières
minutes de leur campagne officielle. L'émission
de J. Chirac débute par l'intervention de
quatre femmes, toutes maires de droite, qui
témoignent tour à tour de
l'insécurité. Le candidat retrouve ses
quatre interlocutrices sur un plateau
télé: cadré de face, plan
rapproché, l'air grave, il place
d'emblée son discours sous une tonalité
dramatique. La caméra se déplace, les
élues hochent la tête sans un mot. Le
discours est entrecoupé d'images: celles d'une
route qui défile sur l'écran traversant
villes et campagne, avec en surimpression des
portraits symboliques de Français souriants.
L'émission se termine par une rapide succession
d' instantanés représentant le
président Chirac en compagnie de chefs d'Etat
ou de gouvernement: attitudes souriantes et cordiales
comme pour témoigner de l'envergure
internationale d'un président-candidat
apprécié et reconnu de ses pairs et donc
légitimé à recevoir un second
mandat.
- L. Jospin choisit
délibérément de céder la
place à d'autres discours que le sien: en se
faisant questionner par des électeurs
sélectionnés, en donnant la parole
à des personnalités politiques ou du
monde de la culture. Tout comme l'avait fait avant lui
F. Mitterrand (1988) et J. Chirac (1995). Sa
première émission est structurée
en cinq parties: devant un décors blanc et
rouge (rappelant un tableau de Mondrian), un
retraité interpelle le candidat du PS sur le
problème de l'insécurité, L.
Jospin, installé derrière un bureau,
répond brièvement d'un ton tranquille,
le thème est repris et développé
par un de ses collaborateurs, l'actrice M. C. Barrault
intervient ensuite pour justifier son appui au
candidat, l'émission se termine par le jeu des
réponses "oui"/ "non": L. Jospin
réapparaît pour confirmer sa
volonté de s'engager en matière
d'insécurité dans une politique aussi
ferme en ce qui concerne la répression et la
prévention.
- Seuls les discours
prononcés par les candidats ont
été pris en compte, les textes
sélectionnés sont donc de longueur
variable: 1 minute 20 secondes et 195 mots pour L.
Jospin, 3 minutes 10 secondes et 327 mots pour J.
Chirac. Pour chacun d'entre eux nous avons
tenté, d'une part, d'identifier les
référents centraux qui constituent la
structure génératrice de
l'énoncé (en établissant les
fréquences d'occurrence des termes et de leurs
équivalents paradigmatiques) et leur relation
avec d'autres référents et, d'autre
part, de dégager la logique discursive propre
à l'énonciateur et aux buts qu'il
poursuit (identification d'indices au plan lexical et
syntaxique permettant de formuler des
hypothèses sur les stratégies
discursives).
-
- A.
Le repérage des univers de
références
-
- Le dépistage des
lexèmes employés dans tout discours
électoral donne des indications sur les
priorités politiques affichées par les
candidats mais également sur leurs visions
idéologiques et stratégiques. Il nous a
permis de délimiter dans chacune des
interventions les univers référentiels
suivants par ordre décroissant:
- J.
Chirac
|
L.
Jospin
|
1
Droit/justice/police (14)
impunité/sanction
(2)/actes délictuels(2)/
incivilitè/forces de
police/policiers/gendarmes/ centres
éducatifs et prèventifs
fermès/ systèms
mafieux/victime(2)
|
1
Droit/justice/police (14)
insecuritè/violence(2)/
actes délitueux(2)/
sanctions (3)/ régles/ forces de
police/policiers/ gendarmes/
magistrats/victimes
|
2 Politique
(6)
chef de l'Etat
(3)/politique étrangère/
politique de défense/ conseil de
sécurité
|
- 2
Société (7)
- société/acteurs
sociaux/urbanisme/chomage/intégration
|
3 Valeurs
(5)
repères/responsabilité(2)/
morale (2)
|
3 Politique
(3)
quinquennat/ministére
de la sécurité/loi de
programmation
|
4
Sociètè (4)
familles/école/associations/
éducateurs
|
4 Valeurs
(2)
repères/respect
|
Si l'on considère le poids comparatif des
champs thématiques répertoriés
dans l'ensemble du corpus il est clair que
l'insécurité, thématique
choisie ou imposée par la doxa, est la
référence prééminente chez
les deux candidats. L. Jospin le déclare
d'emblée: "la lutte contre
l'insécurité sera une priorité
absolue"; J. Chirac le réitère en
fin de discours en plaçant "la
défense de notre société" au
même plan que "les grands sujets que sont la
politique étrangère, la politique de
défense". Même centration sur la
désignation de l'insécurité
autour de laquelle gravitent les
références à la politique,
à la société, aux valeurs. Bien
que la distribution des catégories
référentielles soit relativement stable
on remarque qu'il existe une variation sensible au
niveau des proportions: chez L. Jospin il y a une
nette prédominance de la désignation de
la société par rapport à celle de
la politique, dans le cas de J. Chirac cette position
est inversée. Cette différence est plus
nette si on examine de près les termes qui
s'associent de manière spécifique. S' il
y a une homogénéité entre les
deux candidats dans la désignation de
l'insécurité en termes
génériques (actes
délictueux/actes délictuels) J.
Chirac tente une précision
supplémentaire (incivilité,
système mafieux); il en va de même
pour la désignation de la répression
pour laquelle on relève des mots-thèmes
aux fortes fréquences partagées
(sanctions/forces de police/forces de
l'ordre/policiers/gendarmes/magistrats), L. Jospin
utilisant les termes généraux de loi et
Ministère de la sécurité
publique, J. Chirac évoquant plus
concrètement les "centres éducatifs
et préventifs fermés". Dans la
désignation de la politique on remarque la
valorisation de la fonction institutionnelle (chef
de l'Etat, 3 occurrences) dans le discours de J.
Chirac alors que L. Jospin privilégie les
institutions (quinquennat, ministère).
Les cooccurrences de la désignation de la
société renvoient chez les deux
candidats aux acteurs de la prévention, termes
hyponymiques chez Chirac (familles, école,
associations, éducateurs), termes
hyperonymiques chez Jospin (acteurs sociaux),
mais seulement chez ce dernier se décline le
paradigme des causes sociales de la
criminalité: urbanisme insalubre,
chômage, non-intégration. On retrouve
là des allusions à des thèmes
amplement développés lors de la campagne
précédente. Quant à l'univers des
valeurs qui vient compléter le dispositif, le
point d'intersection entre les deux visions du monde
est constitué par le lexème
repères. Le premier met l'accent sur les
règles, par l'emploi du terme
générique de morale
(renforcé par la redondance: je
n'hésite pas à utiliser le mot, une
morale qui est une morale humaniste), et les
conséquences par deux occurrences du terme
responsabilité, le second choisit de
parler plus concrètement de conduite morale
(respect).
-
- B.
Repérage des indices
énonciatifs
-
- Le dépistage des
marques déictiques, de modalisation,
pragmatiques, argumentatives que constituent certains
lexèmes tels que les catégories
verbales, adjectivales, pronominales, les connecteurs
et les intensifs permet de dégager le rapport
de l'énonciateur à son propre
énoncé. Les tableaux ci-dessous montrent
la participation des catégories définies
dans chacun des corpus examinés:
-
- Les catégories
verbales:
-
- Ont été prises
en considération les catégories
sémantiques les plus pertinentes.
Verbes
|
J.
Chirac
|
L.
Jospin
|
Factifs
|
17
|
9
|
- Statifs
|
18
|
4
|
Déclaratifs
|
22
|
12
|
- A la lecture du tableau on
constate un certain équilibre entre les
différentes catégories
sémantiques dans les deux discours. Mais, pour
une analyse plus fine, une prise en compte des
modalités verbales s'impose. En tant qu'acte de
parole le discours électoral, qui se veut
essentiellement "programmatique" et "persuasif", est
fondamentalement illocutoire, mais les ordres sont
fortement nuancés par le recours, à des
degrés divers, aux quatre catégories de
modalisation étudiées par A.-J. Greimas
(1976): le Vouloir, le Devoir, le Pouvoir, le Savoir.
- Parmi les verbes
déclaratifs la fréquence des formes
verbales qui correspondent à chacune des
modalités permet de préciser le
schéma discursif autour duquel s'organisent les
discours.
Verbes
declaratifs
|
|
Vouloir
|
Devoir
|
Pouvoir
|
Savoir
|
Chirac
|
1 proposer
|
8
devoir/falloir(7)
|
|
3 croire (2)/
connaitre
|
Jospin
|
|
8 falloir (4)/
ce sera (4)
|
2 pouvoir
|
|
- Les stratégies
discursives sont structurées sur un
système d'accroche répétitif
commun aux deux candidats: ainsi la rythmique de la
modalité du "devoir faire", exprimée
selon une logique énumérative, vaut sur
le plan sémantique en tant que reflet du
volontarisme des candidats, mais, au-delà de
cette valeur connotative, elle acquiert une valeur
stratégique par la force même du
caractère illocutoire des
réitérations. Chacun applique un
véritable système de modalisation de
l'obligation et accumule à sa manière
les répétitions introductives dans les
énumérations qui ponctuent l'ensemble
des discours. La fréquence de il faut +
verbe d'action domine le discours chiraquien: les
syntagmes il faut mettre /ce qu'il faut,
c'est donner/ il faut mobiliser (3
occurrences.), illustrent le projet d'action et de
persuasion du candidat RPR, renforcés par le
syntagme il faut une impulsion. Le
lexème impulsion, trois fois
réitéré, est le mot-clé
autour duquel s'organise le discours; ayant pour
actant le chef de l'Etat (cette impulsion ne peut
venir, je crois, que du chef de l'Etat"), il donne
à voir l'image d'un homme d'action et de
volonté, d'une part, et de l'autre il participe
à la confusion des rôles entre un
président sortant et un futur président,
accentuée par la fusion métonymique
finale entre je et chef de l'Etat: c'est
dans la continuité de la fonction
présidentielle que s'inscrit la prise de
parole.
- Deux agencements
syntagmatiques significatifs sous-tendent
l'intervention de L. Jospin: dans la première
partie, l'utilisation récurrente de il faut +
infinitif de verbe d'action (il faut
déceler/il faut mobiliser) renvoie à
la dimension du "devoir faire", dans la
deuxième partie, le martèlement du
présentatif associé à la
modalité temporelle du futur et suivi d'un
substantif (ce sera une loi/ ce sera un grand
ministère/ ce sera une attention/ ce sera la
sanction), exprime autant l'urgence que le
probable mais situe surtout l'énoncé
dans l'ordre du "devoir être". Ce faisant, le
locuteur semble opérer une sorte de glissement
sémantique du discours purement volontariste au
discours intentionnel, plus nuancé.
-
- Les
fonctionnels
-
- Les fonctionnels, et les
connecteurs en particulier, sont les marqueurs
privilégiés et récurrents du
discours argumentatif, leur analyse permet de
définir les mises en relation entre deux
énoncés ainsi qu'entre
énoncé et énonciation.
|
J.
Chirac
|
L.
Jospin
|
Cause/conséquence
|
c'est
pourquoi/d'ou
|
donc
(1)
|
- Condition
|
|
|
Opposition
|
mais
(2)
|
mais
(2)
|
Addition
|
et
(8)
|
et
(3)
|
Disjonction
|
|
ou
(2)
|
Comparaison
|
comme
(1)
|
|
But
|
pour
|
pour
(6)
|
Concession
|
Malgré
(3)
|
|
Temps
|
|
enfin
(1)
|
- La logique
démonstrative prééminente semble
être celle de l'accumulation des arguments et de
la mise en opposition d'arguments contraires par
l'utilisation massive des joncteurs d'addition et
d'opposition, au détriment des connecteurs des
catégories cause/conséquence par
lesquels les candidats concluent leurs
prestations.
- La copule et,
emblématique de la rhétorique du plus,
est largement représentée.
Employée généralement dans sa
fonction classique de liaison entre deux termes de
même nature (éducatifs et
préventifs/ rapide et ferme), on note une
utilisation remarquable dans la reprise de termes chez
L. Jospin (sanction et une sanction rapide) et
surtout chez J. Chirac (une réalité,
et cette réalité/ une impulsion, et
cette impulsion/) ce qui confère au
discours un rythme binaire incantatoire qui se veut le
reflet de la conviction du candidat et traduit son
désir de persuasion.
- Proportionnellement à
la longueur des allocutions L. Jospin semble produire
l'énoncé le plus structuré par
les connecteurs logiques. Toutefois, l'emploi du
joncteur d'opposition mais, placé entre deux
adjectifs (ferme mais responsable), a valeur de
coordination adversative et vient nuancer
l'affirmation précédente dans une
tentative d'atténuation et de
rééquilibrage. Chez son adversaire,
mais, positionné en tête de phrase, a une
fonction purement rhétorique comme dans
"mais comment?", ou vient clore une longue
énumération en introduisant une
précision indispensable: "mais il faut une
impulsion". De même, l'emploi par J. Chirac
du concessif malgré (3 occurrences)
relève autant de l'intention de valoriser les
forces de l'ordre que de celle de structurer son
discours sur un rythme martelant qui vise à
persuader le destinataire. La volonté de
persuasion de L. Jospin se manifeste par le suremploi
du joncteur prépositionnel pour suivi d'un
infinitif (pour traiter/pour mobiliser/pour
coordonner) ou d'un syntagme nominal (pour le
retour/pour le respect) qui témoigne
également de la propension du candidat PS
à préciser sa pensée de
manière rigoureuse et
pédagogique.
-
- Les
modalisations
-
- Elles marquent
l'adhésion plus ou moins grande du locuteur
à son énoncé et s'expriment
notamment à travers l'emploi des modalisateurs
de temps ou d'opinion.
|
J.
Chirac
|
L.
Jospin
|
Temps
|
2
aujourd'hui (2)
|
|
- Affirmation
|
3
évidemmentl/naturellement
(2)
|
1
six
|
Intensité
|
5
clairement/trés/beaucoup/bien/également
|
2
trés/tous
|
- L'inventaire ci-dessus fait
apparaître clairement la faible présence
des modalisateurs dans la prise de parole de L. Jospin
comme si ce dernier tenait à prendre les
distances de son propre discours. En revanche, J.
Chirac ancre son discours dans un espace temporel par
la récurrence d'indicateurs du présent
(aujourd'hui). On note également les
nombreuses occurrences de modalisateurs d'opinion qui
ponctuent l'argumentation, notamment le suremploi de
l'adverbe naturellement, à connotation
d'évidence, et les marqueurs d'intensité
clairement, très, beaucoup.
-
- Les
indices personnels
-
- L'inscription du locuteur
dans l'énonciation est un aspect central dans
un discours de nature politique. Elle permet à
l'image du locuteur de se constituer
parallèlement à celle du destinataire et
se réalise par l'utilisation de lexèmes
grammaticaux (pronoms personnels, adjectifs et pronoms
possessifs) ainsi que par le choix des verbes
conjugués à la première personne.
|
J.
Chirac
|
L.
Jospin
|
1ère
pers.
|
4 je crois
(3)/ je n'hésite pas/ je propos
(2)
|
|
- 3ème
pers.
|
8 il faut
(7)/ on connait
|
4 il faut
|
4ème
pers.
|
2
nous/notre
société
|
2
nous/notre
|
3ème
pers.
|
|
|
- Le classement au niveau des
pronoms laisse entrevoir des degrés dans la
personnalisation des discours. Ainsi, on voit chez J.
Chirac une volonté de ramener la politique
à une dimension personnelle et subjective: il
s'implique personnellement et prend en charge son
propre discours, notamment à l'aide de la
première personne, cette dernière
acquérant tout son sens dans son contexte
d'utilisation. En ce qui concerne l'identification des
verbes conjugués à la première
personne on voit se dégager dans son
énoncé la prédominance de
l'association de je au verbe cognitif
croire (3 occurrences) qui traduit à la
fois le désir de le personnaliser et de le
modaliser, les deux autres occurrences,
associées à la catégorie du
vouloir, établissent un lien de
causalité entre un je actif et une
situation constatée qui dénote
clairement une prétention à régir
personnellement le social.
- En revanche le discours de L.
Jospin se démarque par l'absence totale du
pronom je et le suremploi de l'impersonnel il auquel
on peut ajouter celui des présentatifs c'est et
ce sera qui contribuent à l'effacement du
locuteur. Ce désir surprenant
d'objectivité, déjà relevé
plus haut à propos du faible emploi des
modalisateurs, est à peine
tempéré par l'irruption du nous
inclusif, modalisé par le verbe pouvoir
et repris par le syntagme notre
société. Par l'emploi de cette
quatrième personne le locuteur marque une
relation d'appartenance à une communauté
dans laquelle il s'inscrit lui-même et
interpelle discrètement l'auditeur en vue d'une
éventuelle action commune.
- Cette fonction phatique est
développée davantage par le candidat RPR
qui, malgré l'absence de traits distinctifs du
discours d'appel électoral16, marque son
discours d'indices d'allocution, plus ou moins
explicites, désignant les destinataires. Par
les désignations qui renvoient implicitement
à l'auditoire (les hommes, les femmes, les
enfants), l'emploi du déictique nous
associé à un verbe statif (nous sommes),
du possessif inclusif (notre
société), il cherche à
favoriser l'identification en une vaste
collectivité commune (la France)
menacée par des instances extérieures
(systèmes d'impunité/systèmes
mafieux); l'occurrence du pronom impersonnel
on, sujet d'un verbe cognitif modalisé
par l'intensif bien, instaure de plus une
connivence entre locuteur et auditeur.
- A partir de ces quelques
exemples issus de l'analyse indicielle il est possible
de tracer, pour chacun des candidats, trois tendances
dominantes quant à leurs choix
stratégiques que l'on peut résumer comme
suit:
- J. Chirac: la prise en charge
par le je - le devoir faire -
l'impulsion
- L. Jospin: l'effacement du
je - le devoir faire - la
modération
-
- Conclusion
-
- La marge de manuvre des
candidats des partis de gouvernement (RPR et PS), pris
entre la nécessité de tenir compte de
l'opinion publique et celle de ne pas décevoir
leur propre électorat, paraît, à
un premier abord, relativement faible. Leurs discours
semblent refléter davantage les contraintes de
la situation énonciative et le poids d'un
contexte politique et social que les
représentations propres à leurs familles
politiques. Se faire élire président de
la République suppose ratisser large en
dépassant les clivages politiques
traditionnels. Par ailleurs, pour les commentateurs
politiques, les trois cohabitations, l'alternance,
l'économie de marché mondialisée
auraient contribué à un effacement des
anciens clivages et rendu l'offre politique
relativement homogène (R. Ghiglione, M.
Bromberg 1999).
- En 1995, J. Chirac, dans ses
visées de transformations sociales, puise
largement dans un discours de gauche:
égalité des chances,
intégration, solidarité, fracture
sociale font bon ménage avec les termes
nationaux et gaullistes tels que France, nation,
Etat, peuple (Groupe Saint-Cloud,1999). En 2002,
en plaçant délibérément la
lutte contre l'insécurité et la violence
au premier plan de ses préoccupations, le
candidat socialiste semble manifester une certaine
accointance thématique et lexicale avec le
discours conservateur.
- Toutefois, l'analyse des
stratégies discursives mises en uvre lors
des premières prestations
télévisées officielles - qui ne
prétend pas être exhaustive puisqu'elle
ne porte que sur un corpus très limité -
invalide en partie cette impression. Il ressort en
effet que des traces de l'ancien clivage persistent
entre les deux candidats, aussi bien au plan des
univers de référence qu'au plan
indiciel, et notamment de la prise en charge du
discours. Dès lors, on peut se risquer à
émettre une double hypothèse: le refus
de s'impliquer personnellement de L. Jospin serait-il
la marque de la volonté d'un
rééquilibrage des positions, ou le signe
discret d'une certaine résistance à
succomber à la tentation de l'idéologie
sécuritaire, soumise à la double
surenchère du Front National et du candidat
RPR?
|