Linguistica e Glottodidattica

 
Danielle Goti
 
PRÉSIDENTIELLES 2002:
LE THÈME DE L'INSÉCURITÉ DANS LE DISCOURS OFFICIEL DE LA CAMPAGNE ÉLECTORALE
 

Le soir du premier tour de l'élection présidentielle 2002, la France a connu un véritable séisme politique: entre les deux candidats présidentiables, J. Chirac et L. Jospin, que les observateurs - sondeurs, journalistes, hommes politiques - donnaient présents au second tour, venait de s'insérer, avec 17% des voix, "l'outsider" J.-M. Le Pen, leader de l'extrême droite, à sa quatrième campagne électorale pour les présidentielles. Le duel escompté, qui depuis des mois mobilisait les médias et nourrissait l'indifférence de nombres d'électeurs, n'aurait donc pas lieu, et le président du FN, dès l'annonce des résultats du scrutin, attribuait son succès à "l'état d'insécurité dramatique" dans lequel, selon lui, était plongé le pays.
Malgré la rupture qui semble s'être instaurée entre l'exercice du pouvoir et la réalité sociale vécue au quotidien et l'impression dominante d'une concordance sémantique entre les différents candidats - "ils disent tous la même chose" est le stéréotype le plus répété en période électorale - le temps des élections présidentielles correspond à une attente de changement, attente animée depuis près de deux décennies par un fort sentiment d'insécurité collective. "Quand se ressent l'échec des partis politiques à donner du sens à leur discours, l'angoisse collective se focalise sur le thème de la sécurité" (H.-P. Jeudy, Libération, 27 février 2002) et la peur ne cesse de faire pression sur le discours politique qui tente d'en identifier les causes et de montrer les moyens de la conjurer. Mais les armes de la rhétorique se révèlent impuissantes et sur le terreau de nouvelles souffrances sociales - chômage, exclusion, précarité - pousse une angoisse diffuse qui se manifeste diversement au fil des campagnes.
Les élections de 1988 avait été marquées par le succès de J.-M. Le Pen, catapulté en quatrième position avec 14,4% des suffrages, après une campagne centrée sur le thème de l'immigration qui avait amené la plupart des candidats à se positionner par rapport à ses thèses. L'insécurité n'était pour le FN qu'une des conséquences - à l'instar de la montée du chômage, de la croissance des charges sociales, du sida, etc. - de "la marée de l'immigration étrangère" (Groupe Saint-Cloud, 1995, p. 167). La campagne de 1995 avait été dominée par la question du chômage et de la "fracture sociale" et "l'égalité des chances" était au cœur du projet politique des principaux acteurs (L. Jospin, J. Chirac, E. Balladur). En 2002 le thème phare de la campagne est sans aucun doute la lutte contre l'insécurité et la montée de la délinquance, en particulier juvénile (E. Morin, Le Monde, 3 mai 2002).

Contexte politique et social
 
"Le nombre de crimes et délits constatés a augmenté de 7.69% en 2001", "La délinquance en hausse de 7,69% en France", titraient respectivement les quotidiens Le Monde et Libération le mardi 29 janvier 2002: officialisée par le ministre de l'intérieur à trois mois seulement des élections présidentielles et législatives, dans une campagne déjà fortement marquée par les questions de sécurité et de la réforme de la loi sur la présomption d'innocence1, cette hausse ne pouvait qu'alimenter le débat sécuritaire lancé par J. Chirac dans une interview télévisée, à l'occasion de la fête nationale du 14 juillet2. Exprimant toute son inquiétude devant cette "insécurité croissante, grandissante, cette espèce de déferlante, inacceptable, totalement contraire à l'esprit des droits de l'homme" et annonçant un véritable programme de lutte contre les délinquants et notamment les "jeunes délinquants" pour lesquels il prône l'application de la "tolérance zéro", le président de la République se posait déjà en candidat pour les présidentielles et mettait d'emblée sa campagne sous le signe de son engagement personnel dans la lutte contre la violence. La publication des chiffres de la délinquance - quatre millions de crimes et délits constatés, taux de délinquance s'élevant à 68 pour mille, proportion des délinquants mineurs dépassant 21%)3 - amplement commentés par les médias suffisaient à placer, dans les sondages, la lutte contre la violence et l'insécurité au premier plan de la préoccupation des Français4, ceci entraînant immédiatement la multiplication des surenchères électorales.
Parallèlement, une accumulation d'événements plus ou moins dramatiques placent les questions de sécurité au cœur des polémiques: faits liés au 11 septembre (découverte de cellules islamiques et séries d'attentats contre la communauté juive), manifestations de gendarmes et policiers repoussées par les CRS, faits divers tragiques (assassinat d'un père de famille par de jeunes "racketteurs", attaque du supermarché de Nantes, tuerie de Nanterre5) auxquels les médias font caisse de résonance6.
Le 18 février, à Garges-lès-Gonesse, à quelques jours de son annonce officielle de candidature, J. Chirac réaffirme le rôle central de la sécurité dans l'action politique, "première responsabilité et premier devoir de l'Etat, [...] préalable indispensable pour que les Français puissent vivre dans une France ouverte et généreuse", et annonce les grandes lignes d'un programme en matière de justice : mise en place d'un Conseil de Sécurité intérieure, constitution de "groupements opérationnels d'intervention" composés de spécialistes de la justice, de la police et de la gendarmerie, organisation d'une "justice de proximité" et création de "centres préventifs fermés" pour les multirécidivistes. Le 6 mars le chef de l'Etat, lors de la présentation à Strasbourg de son "projet pour l'Europe", s'en prend d'emblée au gouvernement, dont il dénonce la "lourde responsabilité" en matière d'insécurité qui est à ses yeux la "première priorité dans l'ordre national". Le 27 mars, à quelques heures de la tragédie de Nanterre, le président-candidat établit une relation entre l'acte dément d'un meurtrier isolé et les violences quotidiennes qui affectent la société française en déclarant que "l'insécurité, ça va de l'incivilité ordinaire au drame que nous avons connu cette nuit", et le lendemain, après le suicide du meurtrier, il dénonce les "défaillances" du système et le thème du dysfonctionnement de la justice et de la police vient renforcer celui de la violence7.
Au fil des discours et au grès des évènements, le candidat R.P.R. décrit sa vision d'une France plongée dans l'insécurité par "les réseaux criminels organisés pour tous les trafics illicites, stupéfiants, objets volés, immigration clandestine, prostitution internationale", une insécurité contre laquelle le gouvernement sortant "n'a pas su" ni "voulu" agir. (Discours prononcé à Bordeaux le 3 avril 2002).
Sur ce terrain miné, L. Jospin, qui dès octobre 1997 avait érigé la lutte contre l'insécurité au rang de seconde priorité de son gouvernement, juste après l'emploi et le chômage8, semble avancer avec plus de circonspection. Le 20 février, dans sa lettre de candidature télécopiée à l'Agence France-Presse, il égrène à la première personne les cinq thématiques de sa plate-forme présidentielle: une France active, sûre, juste, moderne, forte; il affirme la nécessité de la répression ("je refuse l'impunité: tout délit doit trouver sa sanction") tout en insistant sur l'exigence de la prévention: "J'entends aussi traiter toutes les causes de la violence [...]. Je propose qu'une action d'envergure prévienne toutes les dérives (Le Monde, 22 février 2002). Toutefois, quelques semaines avant les élections, le candidat du parti socialiste crée la surprise dans son propre camp en affirmant, de manière plus précise, "envisager des structures fermées pour les jeunes qui ont des problèmes de violence"9, ce qui annonce une réforme de l'ordonnance de 194510 à laquelle il s'était pourtant opposé à plusieurs reprises. Il semble ainsi se convaincre que l'insécurité est bien devenue une urgence politique et sociale.
A l'approche de la campagne officielle la cote de popularité de J.-M. Le Pen qui "a pris soin d'éviter dans ses discours toutes saillies et dérapages" montait régulièrement, alors que celle de ses deux principaux adversaires - notamment celle de L. Jospin, donné favori tout au long de la pré campagne - était de plus en plus faible, signes évidents d'une opinion publique exaspérée et sceptique: "Jean-Marie Le Pen n'a même plus besoin de parler d'insécurité: Les autres le font pour lui . Mais c'est lui qui engrange les bénéfices électoraux". (Libération, 11 avril 2002).

Corpus, conditions de production, objectifs
 
Dans ce contexte politique et social, les rôles des principaux candidats dans la campagne officielle semblent écrits d'avance: J. Chirac dans l'indignation et l'exigence d'un rétablissement de l'autorité de l'Etat, L. Jospin dans l'équilibre précaire entre prévention et répression, J.-M. Le Pen dans l'exacerbation du "ras-le-bol" de la violence et l'exaltation de la répression. Le débat a-t-il échappé à ces simplifications? Les candidats ont-ils réellement posé le point d'ancrage de leur projet sur le terrain mobile de l'insécurité? Le clivage traditionnel entre une droite, plutôt encline à la répression, et une gauche, qui privilégie la prévention, a-t-il résisté à la pression d'une opinion publique en proie au "sentiment d'insécurité" et a-t-on assisté à l'effacement entre les discours électoraux pour atteindre une sorte d'"homogénéisation des productions discursives"?11
Telles sont les questions auxquelles nous nous efforcerons de répondre dans les limites de cet exposé. Des études (Groupe Saint-Cloud, 1995) ont montré qu'il est possible de distinguer deux types de visées différentes dans les objectifs poursuivis par les candidats. Les premiers discours sont ceux de la "parole militante" des petits candidats, qui se présentent essentiellement pour faire connaître leurs idées où celles de leur parti et privilégient par conséquent l'idéologie; les seconds appartiennnent aux "présidentiables" qui, pour répondre aux attentes de leur électorat d'un côté, et élargir leur audience en attirant de nouveaux électeurs de l'autre, jouent de la stratégie. Toutefois, s'il est indéniable que l'élection du président de la République favorise l'expression d'une démocratie d'opinion, celle-ci , "trouve vite en elle-même ses limites. On ne peut ignorer indéfiniment l'opinion publique dans une démocratie. Mais on ne peut davantage la suivre toujours et en tout" (Charlot, 1994).
Dans un contexte global de "crise des candidatures de gouvernement" (Le Monde, 16 avril 2002) - les deux favoris réalisant dans les sondages des scores de plus en plus faibles -, et une prolifération de candidatures qui rendent peu lisible l'offre politique, l'apparition régulière de nouveaux venus à la télévision durant la campagne électorale est le moyen le plus puissant pour se faire connaître12. Si de débat s'est essentiellement focalisé sur les trois "grands" candidats, la campagne en a compté treize autres: à l'extrême gauche trois candidats se réclament du troskisme, A. Laguiller (LO), O. Besancenot (LCR). D. Gluckstein (PT), trois candidats appartiennent à la majorité sortante, R. Hue (PCF), C. Taubira (PRG), N. Mamère (verts), trois candidats se situent à droite, A. Madelin (DL), F. Bayrou (UDF), C. Boutin (apparenté UDF) et un à l'extrême droite, B. Mégret (MNR), ex "lieutenant" de J.-M. Le Pen, trois candidats déclarent se situer hors de l'échiquier politique traditionnel, J.-P. Chevènement (MDC), ex-ministre du gouvernement Jospin, J. Saint-Josse (CPNT), défenseur de la ruralité et des traditions et l'écologiste C. Lepage (SE).
Contrairement au discours de meeting, celui de la campagne officielle s'adresse à un public hétéroclite socialement et culturellement diversifié et généralement peu politisé; il répond à une double finalité: informer et séduire. A l'instar du discours publicitaire, il se doit de marquer la singularité du candidat par rapport à ses concurrents; centré sur les effets énonciatifs, il relève de choix stratégiques préalables - sorte de mise en scène des mots et des images qui sont autant d'indices de l'argumentation du candidat par rapport aux grands thèmes débattus dans l'opinion publique et de son positionnement dans le paysage politique. Toutefois, remarquons qu'une telle prise de parole, produite dans un contexte d'énonciation fortement ritualisé et soumise à la triple contrainte de l'objectif, du temps et du média, ne peut que favoriser l'homogénéisation des discours et la simplification des propositions.

Remarques d'ensemble
 
La campagne officielle est constituée d'une série d'émissions diffusées par les chaînes publiques de télévision auxquelles s'ajoutent les "professions de fois" écrites que chaque électeur reçoit synchroniquement par la poste en fin de campagne. Le tout constitue un ensemble relativement homogène puisque réglementé dans un souci de maintenir l'égalité entre les différents candidats.
Pour rendre compte de la place qu'occupe le thème de l'insécurité nous avons successivement comparé les prestations des 16 candidats au cours de la campagne pour le premier tour et analysé les prises de parole dans les spots d'ouverture de campagne des deux candidats favoris. L'étude de l'ensemble aurait dépassé le cadre étroit de cet article.
La campagne officielle télévisée obéit à des conditions de production et de diffusion fixées par le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA)13. Programmée entre le lundi 8 avril et le vendredi 19 avril, elle comprend, pour chaque candidat, 4 émissions de petit format (1mn 45), 4 émissions de grands formats (5mn) et un spot de fin de campagne (1mn). Ces émissions sont effectuées, transmises et diffusées par la Société de Télédiffusion de France sur l'ensemble des émetteurs affectés aux sociétés nationales de programme: France 2, France 3, France 5. Elles peuvent être composées au choix des candidats à partir d'éléments tournés en extérieur, enregistrés en studio ou fabriqués à l'aide d'une station infographique mais tous réalisés avec des moyens fournis par le CSA. Par ailleurs, des personnes désignées par les candidats peuvent participer à ces émissions mais la présence visuelle et vocale de celui-ci est obligatoire dans chacune d'elle.
Le corpus a été enregistré sur France 2 qui a programmé des spots longs à 8h30 avec rediffusion à 13h 45 et des spots courts à 19h45 avant le journal de 20 heures.
Pour rendre compte de l'impact du thème de l'insécurité, l'approche initiale a consisté à mesurer son importance quantitative en ne tenant compte que de la première diffusion. Un premier dépouillement a permis de différencier les candidats selon le temps consacré au thème et les stratégies adoptées à son égard. Quatre stratégies de base ont pu ainsi être repérées: l'acceptation, l'éviction, le déplacement, la réfutation.


Candidats
acceptation
èviction
dèplacement
rèfutation

Bayrou

x

Besancenot

x

Boutin

x

Chevénement

x

Chirac

x

Gluckstein

x

Hue

x

Jospin

x

Laguiller

x

Le Pen

x

Lepage

x

Madelin

x

Mamére

x

Mégret

x

Saint-Josse

x

Taubira

x

A la lecture du tableau ci-dessus une première remarque s'impose: l'insécurité est un sujet porteur de la campagne électorale. Droite et gauche semblent unanimes à associer insécurité et délinquance; quant à l'extrême gauche elle semble avoir assumé des stratégies diversifiées: alors que A. Laguiller choisit délibérément d'ignorer le thème, D. Gluckstein le réfute ("personne ne vous parle des problèmes de la jeunesse, on préfère vous parler d'insécurité et de répression") et O. Besancenot l'aborde d'entrée de jeu par le biais du professeur Shwartzenberg qui affirme sur un mode pédagogique: "la véritable insécurité est l'insécurité du lendemain, l'insécurité de l'avenir". Cette affirmation, reprise par le candidat, sert d'introduction au thème de l'emploi et de la précarité. Il y a donc déplacement du thème insécurité/délinquance vers celui d'insécurité sociale.
Toutefois, la quantification du thème (en termes de durée et de fréquence) et une analyse plus fine des prestations font apparaître des nuances significatives.
A l'extrême droite, le thème est présent dans la totalité des spots de B. Mégret qui, dénonçant "l'insécurité permanente", prône de manière incantatoire la "tolérance zéro", "première priorité" et, associant musique arabe et images de violence, montre dans l'immigration "la cause majeure de l'insécurité". J.-M. Le Pen revient sur le thème dans six de ses huit interventions. Dans son discours, on constate que le terme insécurité apparaît presque toujours en rapport d'hyponymie avec le terme immigration, et dans le spot final, on le trouve placé en relation d'antonymie avec liberté.
A droite, J. Chirac fonde l'intégralité de sa première intervention sur le thème de l'insécurité, il y reviendra brièvement à la fin de la campagne pour réitérer la nécessité de la "maîtriser", notamment chez les jeunes. Il l'aborde à nouveau dans le spot final du 19 avril pour réaffirmer l'impératif de "donner un préalable coup d'arrêt à la violence sous toutes ses formes". (Au total 6 minutes). Dans la première prise de parole de A. Madelin, le terme sécurité est isolé et en cooccurrence avec celui de justice. Le candidat DL revient ensuite plus longuement sur le thème en milieu de campagne pour affirmer la nécessité de faire "reculer la violence et la délinquance" (1minute 15 secondes). F. Bayrou évoque le thème du bout des lèvres plaçant le terme sécurité en cooccurence avec illettrisme. Quant à C. Boutin, elle l'aborde par le biais d'un déplacement, liant par une relation hyperonymique violence et avortement/dépénalisation de la drogue/pornographie sur les écrans.
A gauche, l'adhésion au thème apparaît plus nuancée. C. Taubira dénonce d'une façon lapidaire la "frénésie sécuritaire" dès son premier spot, le 8 avril. Successivement, elle fait un appel "au sens de la mesure, face aux tentations du tout sécuritaire". Le candidat des Verts consacre dans sa troisième émission 2 minutes 30 secondes au thème de l'insécurité, "liée à la pauvreté, à la précarité, au chômage". L. Jospin aborde le thème dès sa première intervention (3 minutes 20 secondes). Il y reviendra en fin de campagne à propos de la violence dans les lycées (30 secondes) et dans son spot de clôture de campagne où l'expression lutte contre l'insécurité se trouve en cooccurrence avec modernité et solidarité. Le candidat du PCF aborde le thème furtivement dès sa première intervention ("je propose la sécurité") pour le développer au cours de sa deuxième prise de parole dans laquelle il dénonce le "discours démagogique de la droite" et l'assimilation de la délinquance à la jeunesse (total 2 minutes).
C. Lepage opère un glissement vers l'écologie, le terme sécurité étant placé en rapport hyperonymique avec climat /danger alimentaire /protection de l'environnement. J.-P. Chevènement consacre au thème la totalité d'une émission grand format accentuant les actes de violence: "des voitures sont incendiées, de vieilles dames sont agressées, des jeunes sont rackettés". En revanche, J. Saint-Josse ne l'abordera qu'à deux reprises en évoquant la "violence et l'insécurité dans les lycées démesurés" et la violence qui se développe dans les "grands ensembles".
Nous avons dressé ci-dessous un tableau récapitulatif des stratégies des candidats ayant fait effectivement de l'insécurité un thème de campagne. Nous avons relevé pour chacun d'eux les causes éventuellement identifiées et les propositions dominantes en distinguant prévention et répression.

Candidats
Causes
Propositions

Chevénement

crise des valeurs

répression

Chirac

-

répression/(prévention)

Jospin

(sociales)

répression/(prévention)

Hue

sociales

prévention/répression

Le Pen

immigration

répression

Madelin

-

répression

Mamére

sociales

répression

Mégret

immigration

répression



A l'exception de N. Mamère, qui affirme que la "prison n'est pas la solution" et qui préfère "la peine de substitution" à la sanction, la répression est une constante chez tous les candidats, avec toutefois des nuances significatives.
A gauche, le candidat du PCF la place au second plan: s'il évoque les sanctions et "le droit des victimes", il consacre une partie importante de son temps de parole à l'analyse des causes sociales de l'insécurité et insiste sur les mesures de préventions: de "grandes réformes économiques", "une série de mesures sociales fortes", "plus de moyens pour la justice, la police, la formation, la politique de la ville". L. Jospin indique clairement son intention d'attaquer les symptômes de l'insécurité aussi bien par des mesures répressives ("il faut que tout acte délictueux reçoive sa sanction") que préventives ("une action globale contre tout ce qui peut favoriser la violence"), mais, dans ses propos, les premières précèdent toujours les secondes et les causes sociales ne sont évoquées que furtivement ("l'urbanisme insalubre, le chômage, la non-intégration dans la société). J.-P. Chevènement dénonce dans la "crise des valeurs" et la "crise de l'éducation la montée de la délinquance et propose une politique de lutte contre l'insécurité "sans défaillance et sans états d'âmes", accompagnée d'une politique "d'accès à la nationalité".
A droite, l'éviction des causes est patente chez A. Madelin et J. Chirac, le premier proposant un "plan Orsec contre la délinquance et les scandales financiers", le second préconisant la mise en place de "centres éducatifs fermés" et l'enseignement d'une "morale humaniste".
B. Mégret réfute explicitement les causes économiques et sociales de la violence, affirme que "la prévention ne sert à rien" et que "la sanction est la meilleure des préventions"; il prône les sanctions aux familles et l'abaissement à 10 ans de l'âge de la responsabilité pénale. Pas d'états d'âme non plus pour J.-M. Le Pen qui préconise le renforcement des mesures de police, la "tolérance zéro pour les crimes et la délinquance", la "construction de prisons et de maisons de correction" et le recours au référendum sur le rétablissement de la peine de mort .

Les cinq premières minutes: J.Chirac VS L. Jospin
 
Dans un but d'affiner l'analyse nous nous sommes efforcé de caractériser, dans une perspective comparative, les attitudes énonciatives des deux candidats présidentiables au cours de leur première émission officielle télévisée. L'insertion de la prestation de J.-M. Le Pen, envisagée dans un premier temps, a été écartée, car, contrairement à ses adversaires qui choisissent de focaliser leur intervention sur le thème de l'insécurité, le candidat du FN annonce d'emblée les grands axes d'un programme en huit points qui prétend "changer la vie"14. Pour une comparaison pertinente, il nous fallait un matériau documentaire le plus homogène possible et nous avons ainsi privilégié, au sein de la même conjoncture, deux figures appartenant à deux cultures politiques mais visant le ralliement autour d'un projet sur un problème précis de société.
Les interventions télévisées présentent un ensemble complexe de traits distinctifs qui participent au message du candidat, non seulement son énoncé mais la manière dont il est verbalisé (rhétorique, prononciation, débit, gestuelle, mimiques...) et la façon dont il est mis en scène (décor, inserts, éléments sonores...). Le discours politique pour sa part a fait l'objet d'innombrables réflexions, tant théoriques que méthodologiques, et au cours des dernières années il s'est taillé un espace propre au carrefour de plusieurs disciplines.
Notre ambition, dans la limite de cet article, n'est pas de présenter un balayage systématique de tous les champs observables mais de privilégier une analyse des stratégies discursives mises en œuvre conjuguant à la fois les acquis de la lexicométrie et ceux de l'analyse de discours15. Nous faisons donc l'hypothèse que toute production discursive comporte au niveau de sa surface textuelle des aspects référentiels et des aspects indiciels qu'il est possible de repérer à travers des récurrences lexicales.
Après une brève description de la mise en scène des images nous poursuivrons deux finalités: la première concerne les contenus fondamentaux des énoncés produits et leurs articulations, la seconde concerne les indices permettant d'identifier les stratégies formelles de communication afin de définir les axes en fonction desquels est déclinée la thématique et le processus de légitimation mis en œuvre par le candidat.
Les deux candidats ont utilisé diversement les cinq premières minutes de leur campagne officielle. L'émission de J. Chirac débute par l'intervention de quatre femmes, toutes maires de droite, qui témoignent tour à tour de l'insécurité. Le candidat retrouve ses quatre interlocutrices sur un plateau télé: cadré de face, plan rapproché, l'air grave, il place d'emblée son discours sous une tonalité dramatique. La caméra se déplace, les élues hochent la tête sans un mot. Le discours est entrecoupé d'images: celles d'une route qui défile sur l'écran traversant villes et campagne, avec en surimpression des portraits symboliques de Français souriants. L'émission se termine par une rapide succession d' instantanés représentant le président Chirac en compagnie de chefs d'Etat ou de gouvernement: attitudes souriantes et cordiales comme pour témoigner de l'envergure internationale d'un président-candidat apprécié et reconnu de ses pairs et donc légitimé à recevoir un second mandat.
L. Jospin choisit délibérément de céder la place à d'autres discours que le sien: en se faisant questionner par des électeurs sélectionnés, en donnant la parole à des personnalités politiques ou du monde de la culture. Tout comme l'avait fait avant lui F. Mitterrand (1988) et J. Chirac (1995). Sa première émission est structurée en cinq parties: devant un décors blanc et rouge (rappelant un tableau de Mondrian), un retraité interpelle le candidat du PS sur le problème de l'insécurité, L. Jospin, installé derrière un bureau, répond brièvement d'un ton tranquille, le thème est repris et développé par un de ses collaborateurs, l'actrice M. C. Barrault intervient ensuite pour justifier son appui au candidat, l'émission se termine par le jeu des réponses "oui"/ "non": L. Jospin réapparaît pour confirmer sa volonté de s'engager en matière d'insécurité dans une politique aussi ferme en ce qui concerne la répression et la prévention.
Seuls les discours prononcés par les candidats ont été pris en compte, les textes sélectionnés sont donc de longueur variable: 1 minute 20 secondes et 195 mots pour L. Jospin, 3 minutes 10 secondes et 327 mots pour J. Chirac. Pour chacun d'entre eux nous avons tenté, d'une part, d'identifier les référents centraux qui constituent la structure génératrice de l'énoncé (en établissant les fréquences d'occurrence des termes et de leurs équivalents paradigmatiques) et leur relation avec d'autres référents et, d'autre part, de dégager la logique discursive propre à l'énonciateur et aux buts qu'il poursuit (identification d'indices au plan lexical et syntaxique permettant de formuler des hypothèses sur les stratégies discursives).

A. Le repérage des univers de références
 
Le dépistage des lexèmes employés dans tout discours électoral donne des indications sur les priorités politiques affichées par les candidats mais également sur leurs visions idéologiques et stratégiques. Il nous a permis de délimiter dans chacune des interventions les univers référentiels suivants par ordre décroissant:

J. Chirac
L. Jospin

1 Droit/justice/police (14)

impunité/sanction (2)/actes délictuels(2)/
incivilitè/forces de police/policiers/gendarmes/ centres éducatifs et prèventifs fermès/ systèms mafieux/victime(2)

1 Droit/justice/police (14)

insecuritè/violence(2)/ actes délitueux(2)/
sanctions (3)/ régles/ forces de police/policiers/ gendarmes/ magistrats/victimes

2 Politique (6)

chef de l'Etat (3)/politique étrangère/ politique de défense/ conseil de sécurité

2 Société (7)
société/acteurs sociaux/urbanisme/chomage/intégration

3 Valeurs (5)

repères/responsabilité(2)/ morale (2)

3 Politique (3)

quinquennat/ministére de la sécurité/loi de programmation

4 Sociètè (4)

familles/école/associations/ éducateurs

4 Valeurs (2)

repères/respect



Si l'on considère le poids comparatif des champs thématiques répertoriés dans l'ensemble du corpus il est clair que l'insécurité, thématique choisie ou imposée par la doxa, est la référence prééminente chez les deux candidats. L. Jospin le déclare d'emblée: "la lutte contre l'insécurité sera une priorité absolue"; J. Chirac le réitère en fin de discours en plaçant "la défense de notre société" au même plan que "les grands sujets que sont la politique étrangère, la politique de défense". Même centration sur la désignation de l'insécurité autour de laquelle gravitent les références à la politique, à la société, aux valeurs. Bien que la distribution des catégories référentielles soit relativement stable on remarque qu'il existe une variation sensible au niveau des proportions: chez L. Jospin il y a une nette prédominance de la désignation de la société par rapport à celle de la politique, dans le cas de J. Chirac cette position est inversée. Cette différence est plus nette si on examine de près les termes qui s'associent de manière spécifique. S' il y a une homogénéité entre les deux candidats dans la désignation de l'insécurité en termes génériques (actes délictueux/actes délictuels) J. Chirac tente une précision supplémentaire (incivilité, système mafieux); il en va de même pour la désignation de la répression pour laquelle on relève des mots-thèmes aux fortes fréquences partagées (sanctions/forces de police/forces de l'ordre/policiers/gendarmes/magistrats), L. Jospin utilisant les termes généraux de loi et Ministère de la sécurité publique, J. Chirac évoquant plus concrètement les "centres éducatifs et préventifs fermés". Dans la désignation de la politique on remarque la valorisation de la fonction institutionnelle (chef de l'Etat, 3 occurrences) dans le discours de J. Chirac alors que L. Jospin privilégie les institutions (quinquennat, ministère). Les cooccurrences de la désignation de la société renvoient chez les deux candidats aux acteurs de la prévention, termes hyponymiques chez Chirac (familles, école, associations, éducateurs), termes hyperonymiques chez Jospin (acteurs sociaux), mais seulement chez ce dernier se décline le paradigme des causes sociales de la criminalité: urbanisme insalubre, chômage, non-intégration. On retrouve là des allusions à des thèmes amplement développés lors de la campagne précédente. Quant à l'univers des valeurs qui vient compléter le dispositif, le point d'intersection entre les deux visions du monde est constitué par le lexème repères. Le premier met l'accent sur les règles, par l'emploi du terme générique de morale (renforcé par la redondance: je n'hésite pas à utiliser le mot, une morale qui est une morale humaniste), et les conséquences par deux occurrences du terme responsabilité, le second choisit de parler plus concrètement de conduite morale (respect).

B. Repérage des indices énonciatifs
 
Le dépistage des marques déictiques, de modalisation, pragmatiques, argumentatives que constituent certains lexèmes tels que les catégories verbales, adjectivales, pronominales, les connecteurs et les intensifs permet de dégager le rapport de l'énonciateur à son propre énoncé. Les tableaux ci-dessous montrent la participation des catégories définies dans chacun des corpus examinés:
 
Les catégories verbales:
 
Ont été prises en considération les catégories sémantiques les plus pertinentes.

Verbes
J. Chirac
L. Jospin

Factifs

17

9

Statifs

18

4

Déclaratifs

22

12


A la lecture du tableau on constate un certain équilibre entre les différentes catégories sémantiques dans les deux discours. Mais, pour une analyse plus fine, une prise en compte des modalités verbales s'impose. En tant qu'acte de parole le discours électoral, qui se veut essentiellement "programmatique" et "persuasif", est fondamentalement illocutoire, mais les ordres sont fortement nuancés par le recours, à des degrés divers, aux quatre catégories de modalisation étudiées par A.-J. Greimas (1976): le Vouloir, le Devoir, le Pouvoir, le Savoir.
Parmi les verbes déclaratifs la fréquence des formes verbales qui correspondent à chacune des modalités permet de préciser le schéma discursif autour duquel s'organisent les discours.

Verbes declaratifs

Vouloir
Devoir
Pouvoir
Savoir

Chirac

1 proposer

8 devoir/falloir(7)

3 croire (2)/
connaitre

Jospin

8 falloir (4)/
ce sera (4)

2 pouvoir


Les stratégies discursives sont structurées sur un système d'accroche répétitif commun aux deux candidats: ainsi la rythmique de la modalité du "devoir faire", exprimée selon une logique énumérative, vaut sur le plan sémantique en tant que reflet du volontarisme des candidats, mais, au-delà de cette valeur connotative, elle acquiert une valeur stratégique par la force même du caractère illocutoire des réitérations. Chacun applique un véritable système de modalisation de l'obligation et accumule à sa manière les répétitions introductives dans les énumérations qui ponctuent l'ensemble des discours. La fréquence de il faut + verbe d'action domine le discours chiraquien: les syntagmes il faut mettre /ce qu'il faut, c'est donner/ il faut mobiliser (3 occurrences.), illustrent le projet d'action et de persuasion du candidat RPR, renforcés par le syntagme il faut une impulsion. Le lexème impulsion, trois fois réitéré, est le mot-clé autour duquel s'organise le discours; ayant pour actant le chef de l'Etat (cette impulsion ne peut venir, je crois, que du chef de l'Etat"), il donne à voir l'image d'un homme d'action et de volonté, d'une part, et de l'autre il participe à la confusion des rôles entre un président sortant et un futur président, accentuée par la fusion métonymique finale entre je et chef de l'Etat: c'est dans la continuité de la fonction présidentielle que s'inscrit la prise de parole.
Deux agencements syntagmatiques significatifs sous-tendent l'intervention de L. Jospin: dans la première partie, l'utilisation récurrente de il faut + infinitif de verbe d'action (il faut déceler/il faut mobiliser) renvoie à la dimension du "devoir faire", dans la deuxième partie, le martèlement du présentatif associé à la modalité temporelle du futur et suivi d'un substantif (ce sera une loi/ ce sera un grand ministère/ ce sera une attention/ ce sera la sanction), exprime autant l'urgence que le probable mais situe surtout l'énoncé dans l'ordre du "devoir être". Ce faisant, le locuteur semble opérer une sorte de glissement sémantique du discours purement volontariste au discours intentionnel, plus nuancé.

Les fonctionnels
 
Les fonctionnels, et les connecteurs en particulier, sont les marqueurs privilégiés et récurrents du discours argumentatif, leur analyse permet de définir les mises en relation entre deux énoncés ainsi qu'entre énoncé et énonciation.

J. Chirac
L. Jospin

Cause/conséquence

c'est pourquoi/d'ou

donc (1)

Condition

Opposition

mais (2)

mais (2)

Addition

et (8)

et (3)

Disjonction

ou (2)

Comparaison

comme (1)

But

pour

pour (6)

Concession

Malgré (3)

Temps

enfin (1)


La logique démonstrative prééminente semble être celle de l'accumulation des arguments et de la mise en opposition d'arguments contraires par l'utilisation massive des joncteurs d'addition et d'opposition, au détriment des connecteurs des catégories cause/conséquence par lesquels les candidats concluent leurs prestations.
La copule et, emblématique de la rhétorique du plus, est largement représentée. Employée généralement dans sa fonction classique de liaison entre deux termes de même nature (éducatifs et préventifs/ rapide et ferme), on note une utilisation remarquable dans la reprise de termes chez L. Jospin (sanction et une sanction rapide) et surtout chez J. Chirac (une réalité, et cette réalité/ une impulsion, et cette impulsion/) ce qui confère au discours un rythme binaire incantatoire qui se veut le reflet de la conviction du candidat et traduit son désir de persuasion.
Proportionnellement à la longueur des allocutions L. Jospin semble produire l'énoncé le plus structuré par les connecteurs logiques. Toutefois, l'emploi du joncteur d'opposition mais, placé entre deux adjectifs (ferme mais responsable), a valeur de coordination adversative et vient nuancer l'affirmation précédente dans une tentative d'atténuation et de rééquilibrage. Chez son adversaire, mais, positionné en tête de phrase, a une fonction purement rhétorique comme dans "mais comment?", ou vient clore une longue énumération en introduisant une précision indispensable: "mais il faut une impulsion". De même, l'emploi par J. Chirac du concessif malgré (3 occurrences) relève autant de l'intention de valoriser les forces de l'ordre que de celle de structurer son discours sur un rythme martelant qui vise à persuader le destinataire. La volonté de persuasion de L. Jospin se manifeste par le suremploi du joncteur prépositionnel pour suivi d'un infinitif (pour traiter/pour mobiliser/pour coordonner) ou d'un syntagme nominal (pour le retour/pour le respect) qui témoigne également de la propension du candidat PS à préciser sa pensée de manière rigoureuse et pédagogique.

Les modalisations
 
Elles marquent l'adhésion plus ou moins grande du locuteur à son énoncé et s'expriment notamment à travers l'emploi des modalisateurs de temps ou d'opinion.

J. Chirac
L. Jospin

Temps

2 aujourd'hui (2)

Affirmation

3 évidemmentl/naturellement (2)

1 six

Intensité

5 clairement/trés/beaucoup/bien/également

2 trés/tous


L'inventaire ci-dessus fait apparaître clairement la faible présence des modalisateurs dans la prise de parole de L. Jospin comme si ce dernier tenait à prendre les distances de son propre discours. En revanche, J. Chirac ancre son discours dans un espace temporel par la récurrence d'indicateurs du présent (aujourd'hui). On note également les nombreuses occurrences de modalisateurs d'opinion qui ponctuent l'argumentation, notamment le suremploi de l'adverbe naturellement, à connotation d'évidence, et les marqueurs d'intensité clairement, très, beaucoup.

Les indices personnels
 
L'inscription du locuteur dans l'énonciation est un aspect central dans un discours de nature politique. Elle permet à l'image du locuteur de se constituer parallèlement à celle du destinataire et se réalise par l'utilisation de lexèmes grammaticaux (pronoms personnels, adjectifs et pronoms possessifs) ainsi que par le choix des verbes conjugués à la première personne.

J. Chirac
L. Jospin

1ère pers.

4 je crois (3)/ je n'hésite pas/ je propos (2)

3ème pers.

8 il faut (7)/ on connait

4 il faut

4ème pers.

2 nous/notre société

2 nous/notre

3ème pers.


Le classement au niveau des pronoms laisse entrevoir des degrés dans la personnalisation des discours. Ainsi, on voit chez J. Chirac une volonté de ramener la politique à une dimension personnelle et subjective: il s'implique personnellement et prend en charge son propre discours, notamment à l'aide de la première personne, cette dernière acquérant tout son sens dans son contexte d'utilisation. En ce qui concerne l'identification des verbes conjugués à la première personne on voit se dégager dans son énoncé la prédominance de l'association de je au verbe cognitif croire (3 occurrences) qui traduit à la fois le désir de le personnaliser et de le modaliser, les deux autres occurrences, associées à la catégorie du vouloir, établissent un lien de causalité entre un je actif et une situation constatée qui dénote clairement une prétention à régir personnellement le social.
En revanche le discours de L. Jospin se démarque par l'absence totale du pronom je et le suremploi de l'impersonnel il auquel on peut ajouter celui des présentatifs c'est et ce sera qui contribuent à l'effacement du locuteur. Ce désir surprenant d'objectivité, déjà relevé plus haut à propos du faible emploi des modalisateurs, est à peine tempéré par l'irruption du nous inclusif, modalisé par le verbe pouvoir et repris par le syntagme notre société. Par l'emploi de cette quatrième personne le locuteur marque une relation d'appartenance à une communauté dans laquelle il s'inscrit lui-même et interpelle discrètement l'auditeur en vue d'une éventuelle action commune.
Cette fonction phatique est développée davantage par le candidat RPR qui, malgré l'absence de traits distinctifs du discours d'appel électoral16, marque son discours d'indices d'allocution, plus ou moins explicites, désignant les destinataires. Par les désignations qui renvoient implicitement à l'auditoire (les hommes, les femmes, les enfants), l'emploi du déictique nous associé à un verbe statif (nous sommes), du possessif inclusif (notre société), il cherche à favoriser l'identification en une vaste collectivité commune (la France) menacée par des instances extérieures (systèmes d'impunité/systèmes mafieux); l'occurrence du pronom impersonnel on, sujet d'un verbe cognitif modalisé par l'intensif bien, instaure de plus une connivence entre locuteur et auditeur.
A partir de ces quelques exemples issus de l'analyse indicielle il est possible de tracer, pour chacun des candidats, trois tendances dominantes quant à leurs choix stratégiques que l'on peut résumer comme suit:
J. Chirac: la prise en charge par le je - le devoir faire - l'impulsion
L. Jospin: l'effacement du je - le devoir faire - la modération

Conclusion
 
La marge de manœuvre des candidats des partis de gouvernement (RPR et PS), pris entre la nécessité de tenir compte de l'opinion publique et celle de ne pas décevoir leur propre électorat, paraît, à un premier abord, relativement faible. Leurs discours semblent refléter davantage les contraintes de la situation énonciative et le poids d'un contexte politique et social que les représentations propres à leurs familles politiques. Se faire élire président de la République suppose ratisser large en dépassant les clivages politiques traditionnels. Par ailleurs, pour les commentateurs politiques, les trois cohabitations, l'alternance, l'économie de marché mondialisée auraient contribué à un effacement des anciens clivages et rendu l'offre politique relativement homogène (R. Ghiglione, M. Bromberg 1999).
En 1995, J. Chirac, dans ses visées de transformations sociales, puise largement dans un discours de gauche: égalité des chances, intégration, solidarité, fracture sociale font bon ménage avec les termes nationaux et gaullistes tels que France, nation, Etat, peuple (Groupe Saint-Cloud,1999). En 2002, en plaçant délibérément la lutte contre l'insécurité et la violence au premier plan de ses préoccupations, le candidat socialiste semble manifester une certaine accointance thématique et lexicale avec le discours conservateur.
Toutefois, l'analyse des stratégies discursives mises en œuvre lors des premières prestations télévisées officielles - qui ne prétend pas être exhaustive puisqu'elle ne porte que sur un corpus très limité - invalide en partie cette impression. Il ressort en effet que des traces de l'ancien clivage persistent entre les deux candidats, aussi bien au plan des univers de référence qu'au plan indiciel, et notamment de la prise en charge du discours. Dès lors, on peut se risquer à émettre une double hypothèse: le refus de s'impliquer personnellement de L. Jospin serait-il la marque de la volonté d'un rééquilibrage des positions, ou le signe discret d'une certaine résistance à succomber à la tentation de l'idéologie sécuritaire, soumise à la double surenchère du Front National et du candidat RPR?
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