Vendredi ou les limbes du pacifique de Michel Tournie Lorsque l'espace se fait vecteur de connaissance et regisseur de la narration
 
di Dominique Berbigier
 
 
 
I - AVANT L'ILE
 
1. Un espace annoncé
 
L'espace proclame sa primauté, sa prééminence dès le seuil1 du roman. En effet, l'appareil titulaire (en l'occurrence titre et sous-titre) évoque implicitement et explicitement des lieux qui, pour le futur lecteur, sont fortement connotés. Le titre "Vendredi" fait immédiatement surgir l'hypotexte2 glorieux dont il s'inspire, à savoir le chef-d'œuvre de Defoe "Robinson Crusoe" et avec lui l'espace qui l'a inscrit parmi les mythes qui hantent notre imaginaire: l'île déserte. Celle-ci incarne la condition édénique, l'état paradisiaque, un espace mythique, sacré, inexploité. Avec elle affleure le monde des origines, le 5e jour de la création, lorsque le monde était vierge de toute présence humaine. C'est, nous dit Tournier, "l'absolu par définition; la rupture du lien"3, une imago mundi où il est possible de réitérer "l'acte cosmogonique par excellence: la création du monde"4. Un monde où peut se reproduire la perfection des commencements, où les rapports entre l'espace et l'homme, entre la nature et l'homme ne sont pas déviés par la présence d'autrui, où "l'être humain (...) regarde enfin les choses"5, au delà de l'histoire et de la civilisation.
Le sous-titre "Les limbes du Pacifique", par sa double allusion topographique, place le roman sous le signe de la spatialité. "Le mot limbes est un terme théologique, emprunté au latin ecclésiastique du Moyen Age, qui désigne un séjour céleste, situé au bord d'un paradis"6. C'est le lieu où les âmes des justes de l'Ancien Testament attendaient que Jésus-Christ vînt opérer le mystère de la Rédemption et où se trouvent les enfants morts sans baptême. Il s'agit par conséquent d'un espace de lisière, de frange où règne l'attente. A la frontière du Paradis et de l'Enfer (Dante le situe dans le premier cercle de l'Enfer), nous sommes en présence d'un lieu où tout est possible, le salut comme la chute, un lieu placé sous le signe de l'ambiguïté et du possible, une u-topie indiquant un "ailleurs" qui ne serait ni dedans, ni dehors. Robinson nous en donne d'ailleurs une définition précise "Cela seul suffit (...) à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes en somme". De par leurs qualités de lieu de passage, les limbes nous introduisent dans le vaste domaine de l'initiation, cette expérience existentielle fondamentale qui équivaut à une re-naissance.
La troisième référence spatiale, le Pacifique, ne peut être ramenée à un simple souci d'exactitude et mérite un approfondissement. Michel Tournier a replacé Robinson dans son environnement originel, au sein du véritable lieu où se déroula l'aventure d'Alexandre Selkirk, l'île Màs a Tierra dans l'archipel Juan Fernàndez, à 600 kilomètres à l'ouest du Chili. Defoe avait préféré situer son roman dans l'océan Atlantique sur une île des Caraïbes, "sans doute parce que l'auteur visant au succès populaire a préféré cette région du globe plus connue et plus riche en légendes et en récits que l'archipel Juan Fernàndez"7. Pourquoi cette translation spatiale? Il me semble que la démarche de Tournier parcourt en sens inverse celle de Defoe; non plus la recherche d'un lieu célèbre et évocateur mais celle d'un site que la vastitude et la profondeur rendent à jamais mystérieux, le Grand Océan, lieu de tous les possibles et notamment celui d'une île inconnue des cartographes.
Par ce titre formé de trois simples mots Tournier nous annonce le caractère exceptionnel de la dimension spatiale de son récit. En effet, en introduisant dès l'ouverture une sorte de parité entre personnage et ubi, il nous fait pressentir que l'espace constituera "une composante essentielle de la machine narrative"8, tout comme nous le confirme d'ailleurs le prologue.
 
 
 
2. Un espace englouti
 
La plupart des critiques qui se sont penchés sur le prologue de "Vendredi ou les limbes du Pacifique" y ont surtout souligné le procédé de mise en abyme du roman à travers la lecture des tarots, mais parallèlement à cette dimension annonciatrice, à cette ouverture vers le futur, Tournier a introduit un autre mouvement visant au contraire un effet de fermeture et de rupture.
On peut en effet distinguer dans ce "chapitre zéro"9 deux lignes mélodiques. La première, qui accompagne la mantique, se dévide à l'instar d'une mélopée magique "d'une inquiétante résonance", formée de phrases brèves décrivant un univers sibyllin et officiée par le capitaine Van Deyssel, silène ironique et énigmatique.
La seconde - sur laquelle je m'arrêterai tout particulièrement - beaucoup plus virulente mais non moins sinistre, illustre un combat opposant les valeurs d'intimité de l'espace intérieur aux déchaînements des éléments du monde extérieur. Si la succession des lames du tarot scande sur un rythme incantatoire ce prologue, c'est sur la dialectique entre le dedans et le dehors, le clos et l'ouvert qu'il s'articule en une tension qui va croissant jusqu'à l'apocalypse finale.
L'espace du dedans, conçu et vécu par l'homme, s'enroule sur lui-même en une construction gigogne. Tout d'abord le navire qui accueille la cabine, puis la cabine qui renferme à son tour le barillet à tabac. Ces trois lieux sont placés sous le signe de l'intimité, de la fragilité et de l'humanité.
La Virginie, dernier témoin de la civilisation avant la catastrophe, n'est pas ici décrite selon les critères usuels de l'espace géométrique ou de la terminologie technico-navale. L'image qu'en présente Tournier évoque plus un ustensile familier ou un animal domestique qu'une construction flottante destinée au transport sur mer: "avec sa mâture basse et sans hardiesse, sa panse courte et rebondie (...) elle tenait davantage de la marmite ou du baquet"; "la galiote roulait paresseusement"; "une houle (...) qui lui mettait le nez dans la plume"; "la paisible Virginie luttait bravement"; "elle traçait sa route avec une obstination fidèle".
On a l'impression qu'en l'absence d'une véritable participation humaine à la scène - Robinson, timoré et méfiant, demeure en retrait et le capitaine concentre en lui des traits plus proches de l'être surnaturel, du génie malin que du vieux loup de mer - Tournier reporte sur l'espace habité qu'est le navire des qualités humaines. "Et la maison contre cette meute qui, peu à peu, se déchaîne devient le véritable être d'une humanité pure"10.
L'espace de la cabine ne subit pas l'humanisation réservée à la Virginie, mais Tournier concentre en elle toutes les marques du refuge et du bien-être: "Puis il se calfeutra lui-même dans sa cabine, entouré de toutes les consolations de la philosophie hollandaise, fiasque de genièvre, fromage au cumin, galettes de pumpernickel, théière lourde comme un pavé, tabac et pipe". Caractéristiques qui sont renforcées par le parallèle que nous suggère habilement l'auteur avec le barillet de tabac, véritable écrin de la pipe en porcelaine qui sera si décisive pour le destin de Robinson.
Au sein de ce havre de paix, seul le fanal, trait d'union de deux mondes qui s'opposent, témoigne de la tourmente qui fait rage à l'extérieur. Les valeurs de protection dont sont empreints le navire et la cabine et la sauvagerie qui sévit à l'extérieur s'alimentent mutuellement, se renforcent par contraste. Tournier souligne la nature extra-ordinaire de l'affrontement qui se joue en recourant au langage de l'occultisme: "un sabbat de sorcières", "une nuit de soufre", "cet enfer inhumain", et en traduisant toute la véhémence des éléments en sensations auditives: "avec un bruit de canonnade", "une détonation déchirante", "la clameur sauvage des éléments". L'auteur met ici en scène deux espaces qui ne peuvent cohabiter par simple juxtaposition et qui s'annulent l'un l'autre. La rupture de cette impossible coexistence est à l'enseigne de l'anéantissement: "un courant d'air lui apprit qu'il n'y avait plus de porte", "le plancher se déroba sous lui", "emportant tout avec elle, corps et bien". Comme au théâtre, s'abaisse le rideau, "une muraille d'eau noire croulait", pour faire place au commencement absolu, à une nouvelle Création car "L'eschatologie n'est que la préfiguration d'une cosmogonie de l'avenir"11.
 
 
 
II - DANS L'ILE
 
1. Un espace étranger
 
Grand organisateur de la spatialisation narrative, Tournier ne pouvait ouvrir l'épisode de l'abord des rivages de l'île que par une image aquatique; à la "muraille d'eau noire" finale, qui instaurait un état de tabula rasa, correspond en effet, dans ce premier matin du monde, le déferlement d'une vague initiale. Une structure en boucle qui est d'autant plus heureuse qu'elle souligne le double symbolisme des eaux qui les lie aussi bien à la mort - "l'immersion équivaut à une dissolution des formes" - qu'à la renaissance - "l'émersion répète le geste cosmogonique de la manifestation formelle".12
La première vision de l'île qui nous est offerte joue sur deux registres. Le début de la séquence concerne un "espace en soi" et évoque une scène de naissance qu'animent une vague accueillante et maternelle qui "lèche" les pieds du naufragé et un Robinson nouveau-né à "demi inconscient" qui se "ramasse sur lui-même", "rampe" et "se laisse rouler sur le dos".
La suite de la séquence nous met en présence d'un "espace pour soi": Robinson a repris connaissance et c'est son regard qui découvre les lieux. D'abord le ciel puisqu'il se trouve sur le dos, puis la grève lorsqu'il s'asseoit, enfin l'horizon en un mouvement circulaire. L'espace abandonne alors son caractère hospitalier pour se teinter d'hostilité: "des mouettes tournoyaient en gémissant", "la grève jonchée de poissons éventrés, de crustacés fracturés", "la silhouette tragique et ridicule de la Virginie", "les mâts mutilés", "les haubans clamaient silencieusement la détresse".
Après un "quoi qu'il en soit" cassant et expéditif sur les raisons tout à fait secondaires du naufrage, commence pour le héros la découverte d'un espace inconnu. Il s'agit donc d'une immersion totale au sein d'un milieu nouveau, d'une exploration topographique qui met en œuvre les deux régimes de l'appropriation de l'espace, celui des affects et celui de l'intellect, pour déboucher, après cette prise de contact et cette reconnaissance, dans le domaine de l'action. La voie des affects nous situe au niveau des sensations directes, de la perception élémentaire, un peu comme ce qui se produit lorsqu'une substance (le personnage) entre en réaction avec une autre (l'espace) et il "se caractérise par sa subjectivité, sa fortuité et son immédiateté"13.
Au fil de son expédition dans l'île, Robinson éprouve au contact de cette nouvelle réalité des sentiments nettement négatifs qui vont de la répugnance à la peur en passant par la tristesse. La relation sui-spatiale engendre indubitablement un mode d'être dysphorique. Ce malaise immédiat est lisible dans les termes employés pour décrire l'espace insulaire. La forêt est perçue comme un labyrinthe où s'enchevêtrent des lianes formant autour du personnage un filet gigantesque, où gisent des troncs d'arbres morts et pourrissants. Les bruits éclatent en échos effrayants et le silence est écrasant. La grotte n'offre à son regard qu'une énigmatique gueule noire. Cet espace, à la fois trouble et oppressant, que Robinson qualifie de "paysage d'Apocalypse", est rendu encore plus inquiétant par les êtres qui l'habitent et qui auraient pu constituer un réconfort. Le bouc figé et ricanant, les vautours abjects et harcelants, les crabes industrieux et déconcertants, le chien Tenn menaçant et haineux, contribuent au contraire à susciter un sentiment de déstabilisation et d'extranéité.
Si l'île est ressentie de prime abord avec dégoût et frayeur, elle se révèle être, d'un point de vue cognitif, un espace dépourvu de points de repère et d'indices interprétables. Le déchiffrement de l'environnement s'effectue en effet sous le signe de la confusion et de l'illusion. En non-initié des lieux, Robinson souffre de cécité intellectuelle. Il prend le bouc tout d'abord pour une souche, puis pour un mouton ou un gros chevreuil; en proie aux hallucinations, la mer lui semble le dos d'un animal fabuleux et l'île la paupière et le sourcil d'un œil immense. Les coordonnées lui échappent, le savoir se mue en un croire déceptif.
Une fois perçu et reconnu, l'espace représente tout naturellement le lieu d'un faire. L'appréhension subjective et cognitive du territoire aboutit logiquement à une appropriation pragmatique de la réalité. Or l'aversion et la méconnaissance, qui caractérisent les rapports de Robinson avec son espace, ne peuvent se traduire sur le plan de l'action que par un non-faire. Le personnage est en proie à une sorte de paralysie, de passivité. Cette impuissance à agir - "il éprouvait une insurmontable répugnance pour tout ce qui pouvait ressembler à des travaux d'installation dans l'île" - sera pourtant à un certain moment ébranlée: "Il se secoua et décida d'entreprendre quelque chose". En effet, poussé par la crainte de la folie, Robinson s'attelle à la construction d'un bateau, l'Evasion. En dépit de l'énergie et de l'industrie déployées, il s'agit pourtant là encore d'un non-faire. Robinson est simplement passé d'une phase d'attente passive à une phase de fuite ("il se comparait à quelque prisonnier"). Deux stades, qui ramenés à la préhension de l'espace insulaire, expriment la négation et le refus de ce dernier. Une attitude qui est d'ailleurs parfaitement explicitée, et de surcroît en termes spatiaux, en une phrase déterminante: "Tournant le dos obstinément à la terre, il n'avait d'yeux que pour la surface bombée et métallique de la mer d'où viendrait bientôt le salut".
Soulignons cependant que nonobstant cette expérience territoriale négative, qui s'inscrit entre le rejet et l'apathie, la dimension spatiale est vécue par deux fois de façon presque heureuse, laissant entrevoir une île pour l'heure secrète.
Le premier épisode concerne un moment de repos sous les branches lénifiantes du cèdre gigantesque qui domine l'île comme un "génie tutélaire". C'est là une parenthèse magique où Robinson pressent ce que pourrait être une fusion sereine au sein de l'espace naturel. Le second épisode, qui met en scène Robinson nu sous la pluie, constitue une évidente référence au rite du baptême. La nudité baptismale symbolise en effet le retour à l'"innocence primitive" et par la pluie évoque des valeurs "purificatrices et régénératrices"14. Dans un élan de gaieté, Robinson se voit alors comme "un phoque d'or", ce qui ne manque pas de suggérer le Robinson réconcilié de l'Autre Ile.
Deux trouées, deux épiphanies de la dimension sacrale dans un monde inhospitalier, dans un espace profane "étranger, chaotique, peuplé de larves, de démons, d'«étrangers»",15 qui annoncent que le naufragé saura un jour trouver sa place au sein d'une spatialité sacrée.
Au terme de la première étape de ce scénario initiatique, qui, comme tous les parcours de quête, s'égrène au fil d'une série d'épreuves, expériences de mort et de renaissance, Robinson doit affronter un autre espace fondamental sur le plan à la fois ontologique et narratif: celui de la souille.
 
 
2. La souille
 
Espace tentateur par excellence, présent au cours du récit en filigrane jusqu'à sa "domestication définitive" sous forme de rizière, la souille est décrite en détail par deux fois en une vingtaine de pages, suscitant un effet de chute et de rechute accentué par les verbes de rupture ("il renonça", il "céda") qui président aux deux épisodes. Il s'agit d'un lieu de repli faisant pendant à l'insupportable évidence que toute fuite est impossible et au spectacle insoutenable d'une faune immonde et cruelle. Nous abordons ici un de ces sites chers à Tournier, où conflue une pluralité de symboles à double valence qui en font l'expression d'une "antinomie majeure", un lieu de "collision"(16) entre le sublime et le sordide.
La souille, qui désignait en ancien français soil "abîme de l'enfer"17, participe, par l'idée d'enfouissement qu'elle suggère, du monde souterrain, à l'instar de la grotte et de la combe, et évoque le lieu de toutes les déchéances au sens propre et au sens figuré. La boue, les eaux croupissantes, les miasmes relèvent, de même que les excréments, du domaine de la saleté, de la décomposition, et le sanglier, principal habitant de la bauge, appartient, comme tous les suidés, à la branche la moins noble du règne animal. A cet environnement délétère s'ajoute la présence inquiétante de la démence avec son cortège de délires et de régressions.
Mais au delà de cette valence négative de caractère répulsif, la souille éveille aussi des résonances immémoriales de fertilité et de bien-être, tout comme le désordre mental est également le signe d'un processus de renouvellement et de connaissance. En effet, au sein de la souille, s'unissent et se combinent les éléments, donnant lieu à une "image matérielle mixte d'une singulière puissance"18 qui voit surgir du cloaque l'espoir d'un renouveau. Ainsi l'eau et le feu se conjuguent et forment cette humidité chaude qui constitue dans beaucoup de rêveries cosmogoniques "le principe fondamental (...) qui animera la terre inerte et en fera surgir toutes les formes vivantes"19. Quant à la compénétration de l'eau et de la terre qui génère la viscosité, la boue, l'argile, Bachelard y discerne "un lien entre les règnes", une dimension "végéto-animale" et il identifie le bain de boue à "un retour à la mère, une soumission confiante aux puissances matérielles de la terre maternelle"20, faisant écho à une phrase du poète américain Heny Thoreau qui me semble ici particulièrement pertinente: "Je pénètre dans un marais comme en un lieu sacré ... C'est là qu'est la force, la moelle de la Nature"21. Mais laissons la parole à Tournier qui peut mieux que quiconque éclaircir la valeur symbolique de la fange où se vautre Robinson:
" (...) la boue féconde, l'eau moirée, les sables volubiles (...). J'y vois un retour à la matière vierge et molle d'avant le Paradis, alors que le Verbe travaillait à séparer la terre et les eaux pour que la vie pût naître. Il y a là une plongée dans les profondeurs de la genèse"22.
L'évocation de la genèse est d'ailleurs confirmée par l'apparition de Robinson sous les traits d'une statue recouverte de limon s'animant peu à peu, véritable emblème des forces régénératrices de la terre. Tout comme la lecture maternelle de la boue est soulignée par la description attendrie de la laie et de ses petits et par une série de qualificatifs qui renvoient à une sorte de "cocon originel"23. Dans l'immobilité et le silence de la souille qui semblent précéder l'apparition de la vie, seuls se meuvent les souvenirs de Crusoe; une anamnèse qui, associée à l'évocation de la création, nous ramène au schéma initiatique inspirateur de la geste du Robinson de Tournier. Comme nous l'enseigne en effet Mircea Eliade la folie "est le signe que l'homme profane est en train de se «dissoudre» et qu'une nouvelle personnalité est sur le point de naître"24 et le regressus ad originem marque la "réintégration de la plénitude initiale", "le seul et véritable initium individuel"25.
Plongé dans un espace "précosmique", Robinson ne pouvait que se tourner en pensée vers un autre lieu primordial: l'enfance, dont Tournier nous propose deux évocations. Les épisodes en question sont introduits, en une symétrie parfaite, par un regard orienté vers le firmament voilé de ramures, nous offrant une vision aérienne en contraste spéculaire avec la densité et l'opacité des marais. Dans ce monde éthéré, se dessinent deux lieux frères de la souille: le magasin du père de Robinson, "forteresse molle", et le berceau de l'enfance enfoui sous la "blancheur liliale" et vaporeuse du tulle. Dans "cette atmosphère confinée" et préservée se détache, outre la figure du père et de la mère, celle de la sœur Lucy, protagoniste de l'hallucination qui va secouer Robinson de sa torpeur et le remettre en contact avec le monde extérieur. Nous sommes en présence d'un espace charnière que l'auteur a par conséquent chargé d'indices et de symboles éloquents. Le premier entre tous concerne le choix du bateau comme lieu de mirage qui ne peut manquer de faire écho à la Virginie. Il s'agit d'un espace de passage car nous dit Bachelard à propos de ce qu'il appelle le complexe de Caron "tous les bateaux mystérieux (...) participent au bateau des morts"26. La Virginie et le galion espagnol témoignent tous deux d'une rupture certes, mais la seconde fracture est d'une tonalité tout à fait différente. Comme au cours de la scène du naufrage, la dimension sonore assume dans ce rêve éveillé une importance particulière. Le naufrage était accompagné d'un vacarme infernal, l'apparition hallucinatoire se matérialise en revanche au son d'une "symphonie céleste" et d'un "chœur de voix cristallines". La Virginie était au centre d'un univers obscur où même la pluie paraissait noire. Le bateau fantôme est quant à lui placé sous le signe de la luminosité des "voiles blanches", des "robes blanches" des enfants du chœur, de la "vaisselle d'or et de cristal", "des œuvres vives de couleur dorée", d'une "foule brillante". Au personnage épicurien et démoniaque du capitaine Van Deyssel répond la silhouette virginale, tendre et pensive de Lucy. Bien que les deux moments s'apparentent à une situation de naufrage, comme l'illustrent la chute et la perte de connaissance de Robinson dans les flots marins, il est indéniable cependant que tout concourt à faire du second le symbole d'une renaissance chargée de promesses, envisagée non plus comme une fuite, mais comme une installation constructive. C'est en effet à cette occasion que Tournier attribue au lieu de ce double naufrage le nom significatif de "Baie du salut", et ce n'est pas un hasard si cette première phase de rites initiatiques s'achève au pied d'une "colonne de flammes", symbole annonciateur de l'ultime étape de cet apprentissage existentiel. Une renaissance qui n'est plus par conséquent tendue vers la mer, mais qui s'adresse sans réserve à l'espace tellurique, "Tournant le dos au grand large, il s'enfonça (...) vers le centre de l'île".
 
 
3. Un espace assujetti
 
Après avoir vécu l'espace de l'île comme un retour au Chaos, selon un état pré-cosmogonique, Robinson s'engage sur la voie de la cosmisation des territoires qui l'entourent. Il s'agit pour lui de se situer dans l'environnement insulaire, de l'aménager et de l'habiter à travers une prise de possession qui répète en quelque sorte l'acte de la Création. Nous passons par conséquent d'une notion d'espace étranger, "simple étendue amorphe où aucune orientation n'a encore été projetée, aucune structure ne s'est encore dégagée"27 à un espace cosmisé "par la projection des horizons et l'installation de l'Axis Mundi"28. Un passage qui correspond, comme nous l'indique Tournier, au deuxième stade du schéma de la connaissance établi par Spinoza dans L'Ethique où succède à une connaissance caractérisée "par sa subjectivité, sa fortuité et son immédiateté"29, une approche de la réalité "rationnelle mais superficielle, médiate et largement utilitaire"30. Cette fondation d'un monde raisonné et à mesure d'homme suppose un état des lieux systématique et l'élection d'un centre où se rejoignent la Terre, le Ciel et les régions souterraines.
C'est ce qu'entreprend enfin Robinson, procédant "à l'exploration méthodique de l'île et au recensement de ses ressources", inventoriant "les végétaux comestibles, les animaux, les points d'eau, les abris naturels" et entreposant "dans la grotte qui s'ouvrait dans le massif rocheux du centre de l'île" tous les objets récupérés sur l'épave de la Virginie. Une entreprise de reconnaissance qui s'achève par un véritable certificat de naissance, une topographie exacte des lieux, et un baptême par lequel Robinson confère à son île le nom "mélodieux et ensoleillé" de Speranza, gommant ainsi tout ce qui avait concouru à faire de ce même espace l'île de la Désolation. C'est pour le lecteur l'occasion d'apprécier la configuration des lieux sans le filtre déformant d'une vision tout d'abord désespérée puis par la suite animiste. L'étendue des territoires dont dispose le personnage de Tournier est certainement de dimension inférieure par rapport au "dominion" du Robinson de Defoe qui mettait des semaines à traverser son île et n'avait pas hésité à se construire une résidence secondaire. Au nord de l'île se trouve une vaste plage - la Baie du Salut, théâtre de nombreux épisodes dont celui du vaisseau fantôme, des rites sacrificiels des Araucans et du mouillage du Whitebird - encadrée à l'est de "dunes de sable grossier" et à l'ouest des récifs qui ont provoqué le naufrage de la Virginie. La côte ouest est formée d'une falaise abrupte sur la mer, à la lisière de la forêt tropicale où Robinson a commis l'erreur de construire l'Evasion. A l'est s'étend la prairie qui dégénère ensuite en marécages vers une côte "basse et laguneuse". L'absence de références à l'existence d'une côte méridionale laisse supposer que le périmètre de Speranza dessine une forme triangulaire. Au cœur de ce paysage, dominant l'espace tellurique et marin, se dresse un chaos où s'ouvre la grotte à l'entrée de laquelle le naufragé construira son "isba tropicale".
"L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité", cet acte d'annexion terminé, Robinson se consacre à l'exploitation, passant "du stade de la cueillette et de la chasse à celui de l'agriculture et de l'élevage". Nous entrons alors de plain-pied dans ce genre que Marx a appelé "robinsonnade", où règne l'ombre de l'illustre et laborieux archétype créé par Defoe. En apparence en effet, un même dessein semble animer les deux héros: "tirer le meilleur parti des enseignements moraux, scientifiques, techniques, autrefois reçus, et (...) reproduire, autant que possible, la société perdue"31. Et si tous deux correspondent bien à l'image qu'en a donnée Joyce32 "naufragé sur une île déserte avec en poche un couteau et une pipe, [Robinson] devient architecte, charpentier, rémouleur, astronome, boulanger, constructeur naval, potier, bourrelier, agriculteur, tailleur, fabricant de parapluies et ministre du culte", ils se situent cependant dans une optique qui diverge profondément. Le personnage de Defoe administre son espace pour produire et survivre tandis que le Robinson de Tournier fait de cette tâche un antidote aux périls insidieux de "la présence sauvage et indomptée de la nature tropicale", de la souille et de la solitude. Ses rapports avec l'espace se font alors "frénétiques" comme en proie à "une ivresse de répétition" et le territoire se mue en un gigantesque mécanisme tournant à vide: "Dès lors Robinson s'appliqua à vivre de rien tout en travaillant à une exploitation intense des ressources de l'île". Chaque site est maîtrisé et contraint à une production: les prairies incultes font place aux champs de maïs, de blé, aux plantations de palmiers et de choux, à la fosse punitive; les marais à une rizière; les bois accueillent une garenne féconde, des ruches, des potagers et des vergers; les brebis et leurs agneaux ont été domestiqués et forment un riche cheptel; le rivage abrite des viviers et un élevage de tortues; la villa s'est peu à peu transformée en une sorte de bourg fortifié comprenant un pavillon des poids et mesures, un palais de justice, un temple et la grotte regorge de "provisions qui auraient suffi à nourrir la population d'un village durant plusieurs années". Tournier a fait du naufragé le métayer zélé d'un espace désormais soumis certes, mais à un ordre qui lui est inadapté, poussant même le grotesque jusqu'à lui faire inscrire sur la roche et sur le sable les maximes empreintes d'un utilitarisme moral des "almanachs" de Benjamin Franklin. Sur un ton ironique l'auteur met en œuvre la tentative dérisoire de transposer sur une île déserte du Pacifique les préceptes d'une société puritaine tournée vers l'expansion économique d'un capitalisme naissant. Cette fièvre à l'enseigne du productivisme et de la thésaurisation qui tenaille Robinson laisse parfois percer quelques éclairs de lucidité amère: "Inutiles ses cultures, absurdes ses élevages, ses dépôts une insulte au bon sens, ses silos une dérision et cette forteresse, cette Charte, ce Code pénal? Pour nourrir qui? Pour protéger qui?". A cette question va répondre Vendredi, mais, loin de légitimer "cette entreprise vaine et folle", sa présence va en accentuer le côté dérisoire. Au projet que caresse Robinson "d'incorporer [son] esclave au système qu'[il] perfectionne depuis des années" fait écho le rire démystifiant de Vendredi, "un rire qui démasque et confond le sérieux menteur dont se parent le gouverneur et son île administrée". Une hilarité chargée d'insouciance et d'innocence juvénile qui va révéler l'aspect caricatural et sclérosé des rapports qu'entretient Robinson avec son espace environnant et en miner peu à peu les fondements. Au perfectionnisme délirant de Robinson qui n'hésite pas à faire encaustiquer les galets des sentiers, Vendredi répondra par le cortège de cactus revêtus des plus beaux atours jalousement recélés jusqu'alors dans les coffres de la grotte, en une parodie à peine forcée d'un univers devenu factice sous la férule de son régisseur. Mais c'est surtout grâce au ludisme et à l'harmonie qui caractérisent les relations de l'Araucan avec la nature que Robinson prendra conscience de l'insanité d'un espace aliéné au nom de principes incongrus et d'une société inexistante. Vivant en parfait accord avec l'espace de l'île, Vendredi possède la clé d'une évaluation sereine des situations où se heurtent les deux forces en présence: la nature et l'homme. Il résout ainsi le problème des déchets en y opposant l'antagoniste naturel, une colonie de fourmis; en possession d'une échelle de valeurs intègre, il n'hésite pas à sacrifier l'inutile rizière pour sauver le chien Tenn; et s'il se montre aux yeux de Robinson d'une cruauté inouïe envers la tortue dont il arrache la carapace pour se faire un bouclier, il sait aussi donner la becquée à un jeune vautour chassé du nid, démontrant ainsi une intégration "paritaire" dans le monde animal. Une coexistence fraternelle que nous retrouvons dans ses rapports avec le règne végétal qu'il manipule avec aisance et qu'il fait sien en un mimétisme bienveillant, comme l'illustrent les épisodes des arbres plantés à l'envers et de l'homme-plante, tous deux symboles d'une communion cosmique. Autant de coups de sape destinés à entamer l'armure d'un Robinson, déjà vacillant dans son rôle de gouverneur de l'île, au profit d'un dialogue, tout d'abord à mi-voix puis de plus en plus articulé, avec une nature et une dimension spatiale anthropomorphisées.
 
 
4. Un espace à l'image de la femme
 
Parallèlement à une "attitude rétrospective"33 visant à bâillonner et à modeler l'espace insulaire à l'image de la société occidentale, se déroule en Robinson un lent travail introspectif qui se situe dans la foulée des différentes étapes initiatiques précédemment vécues, sur la voie de cette quête d'un autre mode d'être que ne peut satisfaire une appropriation pragmatique du monde. L'acte de réconciliation qui scelle l'abandon de toute idée d'évasion s'inscrit dans un processus d'anthropomorphisation de la nature, véritable succédané répondant à l'absence d'autrui. Robinson abandonne progressivement ce que Kirsty Ferguson appelle le monde "je suis" pour aller à la découverte de "celui que je suis"34, selon un itinéraire qui ne peut manquer d'évoquer une psychanalyse où l'île serait la figure féminine centrale, tour à tour mère et épouse. A partir de l'attribution du nom de Speranza "en souvenir d'une ardente italienne qu'il avait connue jadis", l'espace insulaire s'humanise. C'est tout d'abord la configuration de l'île qui dessine "le profil d'un corps féminin sans tête (...) assise, les jambes repliées sous elle", puis petit à petit la conviction qu'elle est "une personne, de nature indiscutablement féminine (...) la grotte [étant] la bouche, l'œil ou quelque autre orifice naturel de ce grand corps". Enfin, sous le regard de Robinson c'est toute la nature qui s'anime en une transfiguration fantastique. Ainsi Tenn sourit "éperdu d'amitié et de tendresse", les tiges de blé se font "adolescentes" et les épis "une armée de petits chevaux", les pins entrecroisent "fraternellement leurs branches dans de grands gestes apaisants", le vent dans les herbes crée "une rumeur miséricordieuse" et la prairie étale "sa robe soyeuse". Une approche en quelque sorte animiste du monde sciemment adoptée par l'auteur - "Je suis incapable de désincarner le sacré et de le repousser dans le domaine de l'abstrait. (...) La pluie c'est la manne fécondante, la grêle, la colère de Yhaweh, l'arc-en-ciel, l'arche d'alliance, le vent, la ruah biblique"35 - qui métamorphose également ces espaces, déjà fort suggestifs en eux-mêmes, que sont la grotte et la combe.
Dans le cadre de l'île, la grotte assumait déjà un rôle privilégié dû à sa position spatiale: au centre du centre, noyau obscur du chaos, hypogée d'un espace ascensionnel. Une centralité que contribue à accentuer la fonction de réceptacle assignée par Robinson: réceptacle du passé accueillant les vestiges de la société, du présent puisque la grotte abrite les fruits de l'exploitation de Speranza, mais aussi de l'avenir par le potentiel déstabilisant que représentent les barils de poudre qui y sont entreposés. Mais il s'agit également d'un espace mythique que l'homme a de tout temps investi d'une puissance symbolique remontant aux origines du monde. En effet, avec la grotte nous retrouvons l'image primordiale de la "Terra Mater, Petra Genitrix"(36) liée à une croyance universellement partagée qui veut que "les premiers hommes [aient] vécu dans le sein de la Mère, c'est-à-dire au fond de la Terre, dans ses entrailles"37, et bien entendu l'écho des cérémonies initiatiques qui scandent la vie des sociétés primitives. C'est donc en qualité de myste que Robinson entreprend ce voyage au sein de la "Grande Mère Chtonienne"38, suivant un parcours qui respecte point par point les étapes rituelles de toute initiation. A commencer par celle du choix de l'espace sacré. Comme nous l'avons vu, le caractère à la fois focal et connectif de la grotte, son symbolisme maternel en font un lieu extraordinaire. Ce n'est pourtant là que le seuil de l'espace sacré proprement dit qui se situe, selon un jeu d'enchâssements progressifs, au tréfonds de l'île que l'auteur compare au point magique de certaines cathédrales "d'où l'on entend (...) les moindres bruits qu'ils proviennent de l'abside, du chœur, du jubé ou de la nef". Une intimité que Robinson atteint après avoir parcouru un tunnel conduisant à son tour à une caverne, dont la valeur religieuse est soulignée par les termes de "crypte" et de "caveau", laquelle renferme une cavité de la taille d'un Robinson en posture fœtale, au cœur d'une parfaite obscurité et dans un isolement complet. Cette rupture avec le monde profane est d'autant plus radicale qu'elle s'allie à une suspension du temps avec l'arrêt de la clepsydre, et qu'elle est sanctionnée par des pratiques purificatrices telles que le jeûne, le dépassement par l'ascèse de la perception courante, l'onction du corps, la dénudation, auxquelles Robinson se prête dans un recueillement serein. Une fois les rites préparatoires accomplis, c'est encore un voyage qui attend le novice, non plus maritime ou palustre, mais cette fois tellurique. L'itinéraire descensionnel vers les profondeurs de la terre correspond à une immersion dans l'en deçà de la vie, jusqu'à la régression prénatale dans l'utérus maternel. Ce retour à la matrice originelle se déroule dans un espace singulier, peuplé d'excroissances à mi-chemin entre l'humain et le minéral et baignant dans une odeur tout aussi indéfinissable, où se conjuguent le mystère de l'intimité féminine et celui des régions endogènes. L'image du creuset s'impose ici, aussi bien dans sa signification courante de lieu de fusion que dans son sens plus littéraire se référant à un moyen d'épuration, à une épreuve. Comme le fourneau alchimique transforme le métal, l'alvéole est le lieu des mutations impossibles, où l'obscurité devient lactescente et Robinson un nouveau-né. Plongé dans un état d'inconscience, comme le veut la tradition initiatique, Robinson se dépouille de son ancienne identité en revivant certains moments de son enfance, non plus guidé par sa sœur Lucy, mais sous l'égide de sa mère. Une mère qui se dresse dans son souvenir "tel un arbre ployant39 sous l'excès de ses fruits", "pilier de vérité et de bonté, terre accueillante et ferme, refuge de ses terreurs et de ses chagrins", en une description non plus anthropomorphique mais "physio-morphique" qui fait de la figure maternelle une figure cosmique, affranchie des frontières qui enferment chaque domaine. A l'instar de la souille qui protégeait de par la tiédeur et l'enveloppement de sa matière, la grotte est elle aussi un espace refuge qui abrite Robinson sous "mille épaisseurs d'écorce, d'écale et de pelures", et qui n'est pas dépourvu, comme sa parente fangeuse, de périls. Le "regressus ad uterum" est en effet la voie d'une renaissance qui côtoie dangereusement le néant, avec le risque qu'un "glissement fatal" rétablisse le caveau dans sa fonction première de sépulture. Robinson y retrouve aussi le même état de langueur qui dans la souille l'entraînait vers le stade de l'animalité, mais qui risque, en présence de la plus intime des anfractuosités, de le mener à l'inceste. C'est là le signal qui marque la fin de cette expérience de régénération: Robinson est mort à sa vie infantile, il lui faut à présent affronter par une nouvelle naissance une autre dimension existentielle. Les deux victoires sur l'appel fascinant des sirènes de l'involution et de la mort, aux aguets dans la souille et la grotte, présentent des analogies et des divergences qui illustrent combien l'auteur architecture son récit en un continuum parfait. Au Robinson tremblant de froid, "titubant" puis "recroquevillé" qui émergeait de la souille, répond l'image jumelle d'un Robinson avançant "tant bien que mal" au sortir de la grotte, "demi courbé, "grelottant", nu, barbouillé de lait, sans sexe ni voix. Deux attitudes identiques qui témoignent que la longue marche du naufragé s'apparente à un enfantement réitéré. Mais celui-ci advient dans un monde qui subit, au-delà des constantes, certaines variations révélatrices d'un processus en évolution. Si les deux émersions se situent sous le signe d'une nature ingrate, symbolisée dans un cas comme dans l'autre par la présence de ronces et de chardons, et d'un monde de lumière et de chaleur, elles se distinguent toutefois l'une de l'autre. La première s'effectue auprès d'une "colonne de flammes", face à "une caverne incandescente" et s'achève par un mouvement vers le centre de l'île: autant d'éléments qui annoncent d'une part la prochaine étape, celle de la grotte, mais aussi l'ultime phase solaire. La seconde a lieu sous "le soleil de midi", lorsque "l'air autour des rochers" se fait vibrant - présage de la dimension aérienne et solaire de la prochaine naissance -, immédiatement suivie d'une fuite vers "la pénombre lénifiante de la maison" et le dégouttement rassurant de la clepsydre, qui nous révèle que Robinson n'a pas encore épuisé tous les enseignements que la terre peut lui offrir. Par ces modifications l'auteur nous guide le long d'un parcours précis, suivant un mouvement de va-et-vient entre l'espace insulaire et la psyché, en une exploration systématique qui ne pouvait ignorer la vie sexuelle de son héros, à la différence de ses prédécesseurs.
Ayant consommé tout ce que sa mémoire pouvait lui offrir pour assouvir ses désirs, libéré des contraintes d'une sexualité génitale, Robinson cherche cette fois à la surface de Speranza la satisfaction de sa libido. Après avoir observé les "mœurs nuptiales" aux "folles combinaisons" des insectes, c'est la "voie végétale" qui s'ouvre désormais à lui et notamment celle d'un quillai abattu dans l'herbe. La fantaisie érotique de Robinson entreprend alors de tisser tout un réseau de correspondances qui font de son arbre le partenaire d'une copulation fantastique, débouchant, nature oblige, sur une jouissance florale, interrompue par la piqûre d'une araignée qui mettra un terme à cette liaison candide et mélancolique. Une tentative maladroite d'infléchir l'ordre des choses, une sorte de pantomime grotesque vite effacée par un hymen grandiose qui ne sera plus l'effet mécanique d'une étude appliquée de la botanique, mais le fruit d'un élan vital et de la communion spontanée des forces de la création. C'est en effet lors d'un instant magique, d'une révélation que Robinson s'unit à la terre. Ce "moment d'innocence" avait été annoncé, selon un procédé constant dans le roman, par un autre épisode au cours duquel le naufragé avait pressenti l'essence de l'île, en une vision éclair où chaque chose existait dans une harmonie libre de toute utilité. L'étreinte entre l'île et son habitant, véritable extase panthéiste, atteint l'interpénétration parfaite de l'humain et de la nature, de la vie et de la mort, "saluée véhémentement par les trois pins unanimes auxquels répondit l'ovation lointaine de la forêt tropicale". Le lieu de cet accouplement hiératique est une combe, un vallon que l'auteur teint de rose, dont les formes évoquent une femme qui à son tour assume dans le souvenir de Robinson l'apparence d'une houle, d'une plaine, d'une plage, d'une cluse, en un échange spéculaire. L'intuition passagère de l'existence d'une autre dimension, vécue précédemment dans l'ivresse d'un "brouillard rose", se précise ici et prélude à son tour, par certaines images aériennes, à l'envol final. Cette échappée d'absolu est cependant bientôt absorbée et en un certain sens récupérée pour être intégrée dans le cadre de l'île familière. La vision d'une "féconde harmonie"40 où tout se suffirait à soi-même, ainsi que celle d'une terre unissant Eros et Thanatos - "J'ai creusé ma tombe avec mon sexe" - s'estompent pour faire place à une union matrimoniale. Ainsi l'île se transforme-t-elle en une épouse docile, "Speranza était prosternée à ses pieds", s'exprimant par les versets du Cantique des Cantiques, "la Bible (...) accompagnait ses amours du plus vénérable des épithalames", et donnant le jour à des mandragores, une progéniture hybride cajolée avec une tendresse toute paternelle par Robinson. Ce transfert d'un règne à l'autre, symbolisé par la barbe du naufragé enracinée dans la terre, donne naissance à un univers monstrueux dont le caractère parodique ira s'accentuant sous les coups décapants de Vendredi.
Contrairement au Vendredi de Defoe qui était en quelque sorte initié par "l'homme blanc" à la "civilisation", le Vendredi de Tournier a une mission d'initiateur à remplir. C'est grâce à lui que Robinson saura achever son parcours ontologique et établir enfin un juste rapport non plus avec son île mais avec les éléments. Paradoxalement, l'enseignement de Vendredi repose sur un seul et unique précepte: l'imitation. Une imitation du maître tout d'abord qui se renversera ensuite pour devenir une imitation de l'élève. Par cette parodie Vendredi dénonce les impasses où s'embourbe Robinson et s'approprie de ses gestes en une caricature de ce qui est déjà une caricature. Ainsi la découverte des mandragores à rayures, la scène des "deux petites fesses noires" fornicant dans la verdure, de Tenn fou d'ivresse enfouissant son museau dans Speranza, sont autant d'épisodes qui révèlent à Robinson la facticité et l'inanité de son projet, qui lui assènent l'évidence que cet espace subjectif qu'il croit sien n'est en vérité que le fruit de son regard narcissique et anthropocentrique.
Se produit alors de nouveau une rupture qui balaie l'île administrée, l'île mère, l'île épouse, laissant Robinson pantelant aux côtés d'un Vendredi en contemplation religieuse de l'horizon, au cours d'un moment de suspens où s'insinue la vision fugitive d'un règne solaire et d'un "autre" Vendredi. Cette image évanescente d'une dimension solaire est reprise en réduction par l'image du fourneau de la pipe comparé à "un petit soleil souterrain", à un "volcan portatif", à une "cornue en miniature", à une "chambre nuptiale (...) de la terre et du soleil", présage d'une hiérogamie future. Tandis que, par le jeu des volutes de fumée, elle signifie la nature intime de Vendredi qui a élu l'air et le vent comme espace de prédilection. Présente sur la Virginie en tant que symbole d'un espace fermé et intime opposé au déchaînement des éléments extérieurs, puis sauvée du naufrage, la pipe - élément charnière du récit - vient clore définitivement tout le passé du naufragé et l'ouvrir justement au monde, en un renversement de valeurs qui va caractériser cette ultime renaissance. Une inversion qui se manifeste dès l'explosion en projetant Robinson en hauteur et en soufflant le chaos comme un jeu de cubes, à l'opposé de la tempête qui aspirait et écrasait toute chose vers le bas.
 
 
 
III - AU DELA DE L'ILE
 
"Sur ce trône détonant, il asseyait sa souveraineté jupitérienne sur l'île et ses habitants", c'est par ces mots prémonitoires que Robinson avait qualifié la grotte au début de la phase tellurique de son séjour et c'est effectivement par une déflagration qu'elle s'achève. L'explosion de la grotte et par là même de l'espace insulaire tel qu'il avait été aménagé par son habitant fait écho à la tempête qui avait révolutionné la vie du jeune Yorkais. Ce sont là deux événements capitaux dont la nature apocalyptique englobe, comme le signale Koster41, toute la valeur sémantique du terme, alliant le sens courant de "fin du monde" au sens étymologique de "révélation". Nous retrouvons ici le schéma désormais familier qui voit s'alterner cataclysme et renouveau sous la direction d'un tuteur (Van Deyssel d'abord et Vendredi ensuite) et que l'on retrouve dans le scénario initiatique décrit par Mircea Eliade: "L'image de l'éclatement du toit signifie qu'on a aboli toute «situation», qu'on a choisi non l'installation dans le monde, mais la liberté absolue qui implique (...) l'anéantissement de tout monde conditionné"42. C'est donc pour Robinson une nouvelle naissance que vient consacrer, comme il se doit, une cérémonie de baptême qui avait été parrainée lors de l'arrivée sur l'île par toute la nature et qui est à présent officiée par Vendredi en présence de tous les symboles indispensables: l'eau, la nudité, le changement d'aspect et la joie.
 
 
1. Un espace araucan
 
Le paysage qui suit l'explosion semble replonger Robinson dans les sensations qu'il avait vécues à son arrivée face à un monde inintelligible. C'est en effet un "spectacle de désolation" qui l'entoure: "la muraille (...) s'[est] effondrée", les bâtiments "[ont] été soufflés pêle-mêle", "la Résidence brûl[e]", "les chèvres [ont] défoncé la clôture", "la grotte [a] vomi" toute une série de déchets: "des hardes déchirées, un mousquet tordu, des fragments de poterie, des sacs troués, des couffins crevés"; bref, la violence de la déflagration a tout ravagé sur son passage, laissant derrière elle une confusion d'"épaves" et de "reliques", ainsi que le cadavre de Tenn. Mais cette fois, Robinson n'éprouve aucune nausée, aucun désir de fuite, prêt à accueillir tout ce que l'Araucan et l'île lui proposeront. D'ailleurs même la nature ne semble pas se ressentir de ce bouleversement et chaque chose réintègre rapidement un ordre enfin rétabli: les chèvres leur état sauvage et les blocs de pierre une ordonnance d'inspiration baroque. Le carcan imposé à l'espace se relâche peu à peu, les entraves de l'appropriation se dénouent, la contrainte des structures s'allège, c'est enfin l'île tout entière qui semble se libérer du lest qui la retenait, lorsque le cèdre géant qui avait présidé à son emprisonnement bascule, mettant à nu l'amas de ses racines et déliant ainsi Robinson de ses attaches terrestres. C'est une nouvelle ère qui s'annonce sous le signe encore une fois d'une transformation, qui ne concerne plus cependant l'île, désormais restituée à son état naturel, mais la personne de Robinson. C'est ainsi qu'il se dépouille des amarres de sa barbe pour l'exubérance d'une chevelure aux reflets flamboyants, qu'il abandonne la "blancheur laiteuse et fragile" d'une peau confinée dans les vêtements pour la vigueur d'un corps trempé par l'air et le soleil, qu'il exerce ses membres sur le modèle de Vendredi. Tout comme il était mort à son enfance, il meurt à présent à son ancienne vie adulte, réconcilié enfin avec lui-même, libéré de ce besoin de gratification qui le poussait à transformer ce qui l'entourait.
Dans le sillage du souffle ascendant de l'explosion, Robinson s'initie à la dimension aérienne, chère à son mystagogue, jusqu'alors négligée au profit d'une réalité essentiellement tellurique. C'est l'occasion pour Vendredi de déployer, devant un élève d'abord sceptique puis enthousiaste, tout son art éolien: de l'escalade des arbres au tir des flèches, en passant par la métamorphose d'un bouc en cerf-volant et en harpe éolienne. L'espace profane de la terre est ainsi abandonné pour l'espace transcendant des cieux, suivant un mouvement ascensionnel qui contamine toute chose et qui n'a d'autre but que la contemplation et le plaisir du jeu. Ainsi Robinson contemple-t-il stupéfait l'Araucan varier, "au-delà de toute limite", l'empennage de ses flèches et s'adonner à des tirs à l'arc "sans gibier, sans cible", pour la simple délectation d'un vol infini. Mais c'est surtout dans l'épisode du bouc que l'auteur concentre toute la force poétique et la puissance symbolique de cet espace aérien qui va s'affirmant. Le combat opposant Andoar et Vendredi, qui voit la victoire de ce dernier, participe du processus en cours de par l'ambivalence de l'animal. En effet, le bouc semble relever aussi bien du règne ouranien que de la terre. Sa masse imposante, semblable à un rocher, sa silhouette évoquant un ours, ses "yeux tapis dans des cavernes de poils" en font un animal tellurique, mais ses cornes "comme deux longues flammes noires", le "crépitement de ses sabots sur les pierres", le redressement vertical de la bête puis la forme "d'une grosse flèche empennée de fourrure" qu'il assume au moment de l'attaque, le situent incontestablement parmi les êtres de l'air et plus précisément parmi les animaux solaires, comme le confirme la substitution d'Andoar par le soleil dans le champ visuel de Vendredi. D'autre part le "rire de faune" et "la barbe annelée" évoquent les traits d'une divinité et apparentent par conséquent sa mort au "meurtre rituel de l'animal solaire dans le culte rendu au soleil"43, culte que partagera Robinson au terme de son périple.
"Le grand bouc est mort, mais bientôt je le ferai voler et chanter", par ces mots énigmatiques Vendredi s'apprête à offrir à son élève l'ultime et la plus magistrale des leçons. Il s'agit d'une véritable opération alchimique convertissant le corps du glorieux animal en cerf-volant et en harpe éolienne: une mutation progressive et mystérieuse qui n'est autre que la métamorphose de Robinson, de vieil homme géotropique en adorateur sans âge du soleil, l'hiérogamie d'Ouranos et de Gaia. La progression des préparatifs est en ce sens significative: ce sont tout d'abord des "guirlandes" de boyaux pendues aux arbres, puis la peau muée en un "grand parchemin vierge aux tons vieil or", enfin le crâne cornu décharné par les fourmis et orné de deux ailes de vautour, pour aboutir finalement au "grand oiseau" doré se déployant dans l'air et au "brame puissant et mélodieux" du vent caressant l'instrument fantastique. Cette véritable initiation s'achève par une extase des deux hommes, fondus dans un espace où "communi[ent] les éléments bruts".
C'est maintenant à Robinson de mettre en œuvre l'enseignement de son initiateur. Il le fait avec l'humilité du néophyte en affrontant un problème à la frontière des deux espaces, la terre et le ciel, qui se disputent en lui: celui du vertige. Il se contraint ainsi, sollicité par l'urgence de secourir Vendredi après l'affrontement avec Andoar, à entreprendre l'escalade d'une paroi abrupte où va se jouer son dernier combat. Une entreprise qu'il va porter à terme, grâce à la présence encore timide des "dernières lueurs du couchant" et à la prise de conscience que son géotropisme n'est qu'un "appel doucereux des tombes", la tentation familière de se laisser couler dans la paix illusoire de la mort. Fort de cette expérience, non dénuée des périls insidieux d'une rechute tellurique - "tout son corps nu connaiss[ait] le corps de la montagne", "c'était une replongée dans son passé", "il se livrait avec une extase nostalgique à une palpation de la substance minérale" -, suivant l'exemple de Vendredi qui aime à se réfugier "dans le berceau de[s] branches maîtresses", il tente alors l'assaut du "plus haut des araucarias". C'est un moment décisif car l'arbre exprime "la vie, la jeunesse, l'immortalité, la sapience"44, autant de vertus qui marquent le terme transcendant de l'initiation. Cette fois, Robinson n'est plus motivé par une sollicitude fraternelle à l'égard de Vendredi, mais par le désir de devancer, en s'élevant, l'apparition du soleil. Dans cet immense univers de branches, assailli par le vertige et le retour impétueux des souvenirs, il se fonde dans l'essence même de l'arbre, bercé par son "apaisante rumeur" et par la vision d'un arbre-navire - frère de l'Evasion - prenant enfin le large, tandis que "la lumière fauve fécond[e] souverainement toutes choses". L'ultime échelon franchi, c'est une naissance mystique qui attend un Robinson désormais régénéré.
 
 
2. Un espace sacré
 
Reprenant les espaces qui ont scandé, en véritables protagonistes, le fil du récit, l'auteur nous précise que "La formule du roman pourrait s'écrire (...): Terre + Air = Soleil"45, une structure ternaire qui évoque celle des genres de la connaissance exposés par Spinoza dans L'Ethique dont nous dit encore Tournier "seule la connaissance du troisième genre livre l'absolu dans une intuition de son essence"46. Ce stade sublime se déploie sous la plume de l'auteur en "un réseau métaphorique de l'épiphanie, de la transsubstantiation, de la résurrection, hors de l'enceinte du christianisme"47 et s'exprime avant tout dans la dernière communication du log-book, son testament spirituel.
L'espace a désormais perdu le caractère humain que lui attribuait Robinson, pour s'affirmer dans son essence en une communion de tous les éléments. Il s'agit à présent d'un espace en soi, que ne plie aucune projection ou destination humaine, aucune succession temporelle, dressé immobile dans l'éternité et l'infini. Le naufragé a enfin trouvé sa place au sein d'un monde sacré, sans solution de continuité, comme le symbolise l'araucaria où il vit, "axe cosmique où se rencontrent le Ciel et la Terre"48. II a enfin accédé à "cet autre mode d'existence transcendant, homologable à celui des Dieux"49 auquel il a tant aspiré et qu'il a découvert dans le rayonnement de "l'Astre Majeur". Cette dernière phase de la quête de Robinson est en effet placée sous le signe d'Ouranos. Avant le lever du soleil, l'espace baigne dans la grisaille et l'inertie, tout semble en proie à une dysphorie, "une rosée abondante alourdissait les plantes qui se courbaient éplorées", "les oiseaux observaient un silence glacé", et Robinson revit les troubles qui l'assaillaient au début de son séjour insulaire, "une nausée lui emplit la bouche de salive fielleuse". L'héliophanie transforme radicalement l'homme et l'île, à l'instar d'une apparition divine, comme le témoigne le langage liturgique employé dans le log-book, "une chapelle ardente rougeoyait", "un grand reposoir", "j'ai mis un genou en terre", qui atteint même les accents d'une prière, "Soleil, délivre-moi de la gravité". La "main tutélaire et bénissante" de ce soleil-dieu élèvera son adorateur au delà de la condition humaine, le sacrant "chevalier solaire" et faisant de la "grosse larve blanche et molle (...) une phalène, (...) un être de soleil dur et inaltérable". C'est également par "l'astre-dieu" que Robinson dépasse la sexualité humaine, la différence des sexes en un "coït solaire".
Le destin de Robinson est désormais scellé au sein de ce cosmos qu'est l'île et ni l'arrivée du Whitebird, ni le départ de Vendredi, qui a achevé sa mission, ne le détourneront de son extase solaire. Certes, la présence passagère des hommes du Whitebird et la disparition de Vendredi seront autant de fissures dans son "état de grâce", où s'engouffreront "les vautours aux yeux roses" de triste mémoire, rapidement effacés par la présence du petit Jean et les premières flèches d'un soleil apparaissant à l'horizon.
 
Conclusion
 
Privé de la présence d'autrui, le monde de Vendredi ou les limbes du Pacifique s'hypertrophie sous le regard du solitaire et l'espace abandonne son rôle de décor inerte, de toile de fond visant traditionnellement l'effet de réel, pour accéder à un statut qui va au delà de celui de simple circonstant. Comme le souligne Deleuze50 "Le héros du roman, c'est l'île autant que Robinson, autant que Vendredi". L'essai philosophique que pouvait être l'aventure spirituelle de Robinson se mue en roman grâce à la dialectique que crée l'auteur entre le héros et son espace. La fameuse "passerelle"51 reliant la métaphysique et le romanesque qui préside au dessein littéraire de Tournier se consolide au fil d'un échange constant entre espace et personnage, l'espace forgeant le personnage qui, à son tour, transfigure l'espace.

La spatialité tourniérienne s'exprime certes, comme nous l'avons vu, à travers le symbolisme des éléments, la dimension mythologique du récit, l'architecture du roman, mais elle déploie toute sa prééminence et son originalité lorsqu'elle participe "maïeutiquement" à la quête du héros vers la connaissance et l'absolu et qu'elle se fait alors "le support et le déclencheur de l'événement"52.

 
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