Pratique de la lecture: le cas des langues voisines
di Danielle Goti
Introduction
Aujourd'hui, sous l'effet d'évolutions théoriques, technologiques, voire idéologiques1 les didactitiens sont de plus en plus nombreux à s'interroger sur les moyens qu'il conviendrait de mettre en uvre pour mener à bien l'enseignement/apprentissage des langues étrangères. Si l'on n'ignore pas les mérites de l'approche communicative qui occupe le devant de la scène depuis une vingtaine d'années, on lui reproche le plus souvent son hégémonisme, son "utilitarisme étroit et terre à terre", d'être le produit d'une didactique universaliste érigée en dogme alors que la demande actuelle s'oriente vers une didactique "contextualiste" ou de "proximité" (Galisson, 1993). Nous assitons à une remise en question, non pas des principes théoriques de base2 ni même dans leur ensemble des notions fondatrices3, mais des lectures qui en ont été faites et des pratiques qu'ils ont suscitées, notamment en milieu institutionnel4. Le décalage entre les élaborations théoriques et leurs mises en uvre dans la pratique de classe a poussé certains chercheurs à décréter que l'approche communicative "à l'instar des autres méthodologies qui dans le passé ont cherché comme elle à construire une cohérence forte autour d'un centre unique est désormais épistémologiquement dépassée" (Puren, 1995, p. 147).
Au delà de certaines prises de position plus ou moins radicales, un premier constat s'impose: la vision maximaliste semble céder peu à peu la place à des démarches diversifiées, la didactique apparaît aujourd'hui comme un champ éclaté et en perpétuel mouvement, ouvert à une multiplicité d'approches et placé à la fois sous le signe de la pluralité (des situations, des publics, des contextes, des objectifs, des contenus, des savoirs et des savoir-faire) et de l'individualisation (dans le sens de la différenciation des interventions selon les caractéristiques du groupe et des individus).
La réflexion qui suit, ainsi que ses prolongements didactiques, se situent dans la perspective des orientations actuelles; elles sont le fruit d'une situation d'enseignement/apprentissage donnée (le français à de jeunes adultes italophones débutants), dans un contexte institutionnel (la Faculté de Sciences Politiques) traversé depuis quelques années par de grands changements (surcharge des effectifs, augmentation sensible des débutants) qui modifient nécessairement les objectifs et les contenus de l'apprentissage. Les travaux relatifs aux apprentissages par objectifs spécifiques5 ainsi que les réflexions sur l'importance et le rôle de la langue maternelle développées par certains linguistes et psycholinguistes ont apporté de précieux éclairages sur les questions que nous nous posions (par exemple, comment élaborer un cursus d'apprentissange? Quels objectifs sélectionner? Quels sont les processus mis en oeuvre lors de l'acquisition d'une langue voisine? Quelles stratégies priviligier?) et suggéré quelques orientations fécondes quoique encore provisoires et partielles vu l'avancement des travaux.
Le recentrage méthodologique exclut, dans l'étape initiale, l'hypothèse d'une démarche d'enseignement globale. Des quatre habiletés qui traditionnellement constituent l'objectif de tout apprentissage linguistique, c'est la compétence de compréhension écrite qui a retenu notre attention, à la fois pour des raisons contextuelles et opérationnelles6.
Dans le cadre de ce bref exposé nous prendrons comme double champ de réflexion la langue source - son importance et son rôle dans l'acquisition/apprentissage de la langue cible - et la lecture/compréhension - les processus qu'elle met en uvre, les stratégies d'enseignement qui en découlent - afin de dégager les quelques concepts susceptibles d'assurer la construction d'un cadre théorique sous-jacent à la démarche proposée.
L'approche comparative: un retour au passé?
L'approche n'est pas nouvelle, les données qui la constituent ont traversé le champ de la linguistique puis, plus récemment, celui de la psychologie cognitive. Nous nous contenterons dans ces quelques lignes de signaler quelques jalons en priant le lecteur de pardonner le caractère inévitablement réducteur de l'entreprise.
Le principe de la pédagogie intégrée entre la langue maternelle et la langue seconde n'était-il pas à la base de la méthodologie traditionnelle grammaire/traduction qui, par le travail de réflexion métalinguistique et par le jeu du thème et de la version, plaçait la comparaison des deux langues au cur de l'acte d'enseignement? Il s'agissait alors de comparer des formes linguistiques à l'intérieur d'un cadre notionnel emprunté aux grammaires gréco-latines.
A partir des années cinquante, le développement de la linguistique structuale d'une part, qui pose le principe de l'irréductibilité de chaque langue par rapport aux autres, de la psychologie behavioriste d'autre part, qui réduit l'apprentissage à l'acquisition d'automatismes, ainsi que de leurs applications à la didactique des langues étrangères, remet radicalement en question tout recours à la langue maternelle, considérée comme source d'erreurs. Par ailleurs, les travaux qui, parallèlement, se développent dans le domaine de l'analyse contrastive, notamment sous l'impulsion de chercheurs anglo-saxons, n'aboutissent paradoxalement qu'à un renforcement du cloisonnement entre la L1 et la L2 (Roulet, 1980). Du point de vue pédagogique, l'analyse contrastive pose le problème de l'interférence linguistique et, en relation avec celui-ci, des difficultés d'apprentissage dues au transfert (conscient ou inconscient) du système de la langue source sur la langue cible. Bien que l'on connaisse mal le fonctionnement de ce processus de transfert on suppose qu'il est positif si les structures des deux langues sont identiques et négatif (interférence) si elles sont différentes. L'application pédagogique de ce postulat, basée sur l'analyse des erreurs, a aboutit à l'établissement d'une progression rigide dans l'apprentissage des structures linguistiques; on recommande aux enseignants de commemcer par les éléments de la L2 les plus proches de ceux de la L1 mais on précise que "si une démarche contrastive est à l'origine des choix des énoncés proposés comme de la progression, cette démarche ne paraît pas dans l'acte pédagogique. L'utilisation de la langue maternelle ou le rappel constant de celle-ci ne peut en effet que favoriser les interférences entre les deux systèmes (Bouton, 1974, p. 366).
Les travaux d'analyse contrastive d'origine structuraliste n'ont pas répondu aux attentes qu'ils avaient suscitées. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, même s'il n'est pas interdit de penser que l'analyse comparative a continué a être sollicitée, plus ou moins empiriquement, dans la pratique de classe, elle perd de sa centralité dans la réflexion didactique qui s'appuie alors sur les apports nouveaux de la linguistique textuelle, la pragmatique et les théories de l'énonciation.
Il n'empêche qu'un intérêt nouveau s'est manifesté chez certains chercheurs dans la période récente et que l'on préconise une approche intégrée de la langue maternelle et de la langue seconde afin de doter l'apprenant "d'instruments heuristiques propres à faciliter le travail d'observation et de réflexion" (Roulet, 1995) sur les données langagières présentées. Le modèle proposé se fonde, d'une part, sur les recherches récentes dans le domaine de la syntaxe et du discours qui ont montré que les langues, au delà de différences de formes et de structures qui apparaissent en surface, reposent sur des structures profondes et des principes d'organisation communs7 et, de l'autre,sur le principe piagétien qu'on n'apprend bien et durablement que ce qu'on a pu comprendre et reconstruire soi-même.
Les analyses de ces linguistes rejoignent ainsi les conclusions des travaux relevant de la psychologie cognitive qui ont rendu possible une avancée importante dans la réflexion sur le rôle de la L1 dans l'apprentissage d'une L2, fournissant ainsi aux enseignants les présupposés théoriques sur lesquels appuyer leurs intuitions. Le modèle cognitiviste, tel qu'il est proposé par Goanac'h (1987), et que nous pourrions synthétiser dans le tableau suivant pose comme élément central du système des opérations de reconstruction et d'internalisation effectuées sur les informations issues d'une part de l'entrée, correspondant à la saisie des informations nouvelles et d'autre part de la mémoire, constituée des connaissances préalables du sujet.
mémoire
entrée ----> traitement ----> sortie
L'hypothèse couramment admise selon laquelle l'acquisition d'une L2 en milieu naturel - et par extension en situation d'enseignement - se fait selon les mêmes stratégies universelles d'apprentissage qui déterminent l'acquisition de la L1 ne tient pas suffisammant compte que l'apprenant de L2 possède un dispositif d'acquisition linguistique et un système linguistique développés lors de l'acquisition de la L1, des acquis culturels et une connaissance du monde, bref un ensemble de connaissances préalables, un "déjà-là" (Trévise, 1993) qui structurent ses représentations cognitives et qu'il mobilise pour mener à bien sa tâche d'appropriation. A la suite des travaux de Vygotsky8 les études réalisées à partir de l'observation de situations expérimentales ont montré que, dans le cas d'enfants appartenant à différentes classes d'âge, les sujets les plus âgés se révélaient plus performants que les plus jeunes, grâce à leur prise de conscience des procédures linguistiques et à une meilleure efficacité des stratégies individuelles d'apprentissage mises en uvre dans l'accomplissement de la tâche (John-Steiner, 1990). Ces dernières, notamment au début du processus d'apprentissage, semblent se fonder sur un certain nombre d' opérations cognitives:
- des opérations de transfert de capacités "transversales", de savoirs et de savoir-faire langagiers, de savoir apprendre;
- des procédures d'analyse et de restructuration du système linguistique déjà construit;
- des constructions d'hypothèses à travers des opérations de comparaison, de repérages des différences et des ressemblances indispensables à l'élaboration du nouveau système.
Dans cette perspective, le recours à la langue source constituerait l'une des conditions sine qua non de l'apprentissage de la langue cible: "Le recours à la langue première est ainsi fondamental, en ce sens qu'il est un des fondements du nouveau système que construit l'apprenant. Le rapprochement des langues "source" et "cible" est constitutif du système d'hypothèses opératoires de l'interlangue et détermine, dans des degrés variables selon les apprenants et selon les langues concernées, l'évolution de cette dernière vers les formes propres de la langue cible." (Giacobbe, 1990).
On peut donc formuler l'hypothèse qu'au centre de la problématique concernant le rôle de la L1 dans l'apprentissage de la L2 se trouve le rapport de la linguistique et de la psycholinguistique, et que l'application conjointe de ces deux approches pourrait aboutir à l'élaboration d'un modèle et favoriser la mise au point d'une méthodologie apte à activer chez l'apprenant des démarches opératoires permettant le développement d'une conscience linguistique et le renforcement du contrôle du processus d'appropriation. Les langues appartenant à une même aire linguistique pourraient tirer le meilleur profit d'une telle démarche. L'équation langue proche = langue plus facile à apprendre est longtemps apparue comme un handicap dès lors que l'on se plaçait dans une perspective purement linguistique et de production et que l'on considérait les interférences non pas comme une étape dialectique nécessaire à la construction de la L29 mais comme des déviances par rapport à la norme et donc comme la manifestation pure et simple d'un échec. Retourner ce préjugé et amener les apprenants à repérer les points de contact et de rupture qui définissent les deux langues, l'une par rapport à l'autre, n'est-ce pas favoriser les opérations de transfert, développer une conscience linguistique, réduire les inhibitions et donc faciliter l'apprentissage? N'est-ce pas également, grâce à l'explicitation des opérations d'observation, d'identification, de conceptualisation, de vérification, faire participer activement l'apprenant aux processus d'apprentissage? N'est-ce pas enfin aller dans le sens du comportement cognitif de l'apprenant adulte qui tend à construire, le plus souvent d'une manière inconsciente, des hypothèses sur la nouvelle langue à partir de la structure intériosisée de sa langue maternelle? Sans prétendre trancher sur le fond, tentons au moins le pari qu'une démarche comparative peut trouver sa place au sein d'un programme d'apprentissage, pari qu'encouragent d'ailleurs diverses tentatives récentes dans le domaine de l'intercompréhension10.
Bien que, au plan de l'acquisition d'une langue voisine en milieu naturel, il ait été démontré que la mobilisation de la L1 en tant que système préalable constituait l'élément fondamental dans la construction du lexique (Giacobbe, 1990), au plan de l'apprentissage en milieu institutionnel une démarche globale fondée sur les analogies et différences des deux langues en contact semble, dans l'état actuel des recherches, soulever plus de problèmes qu'elle n'apporte de réponses. La démarche comparative ne peut être opérationnelle que si elle est effectuée à tous les niveaux de la réalisation linguistique - du système, de la norme, de l'usage - une étude comparative globale français/italien reste à faire. La tâche est ardue car elle ne peut se limiter à une étude, nécessaire mais insuffisante, des propriétés morphosyntaxiques formelles, des similitudes et décalages lexicaux11 d'où seraient exclues les opérations discursives et énonciatives12.
Toutefois si le passage de la L1 à la L2 pour produire du sens (du connu vers l'inconnu) suscite encore bien des interrogations, l'opération inverse, (de l'inconnu vers le connu) pour appréhender le sens d'un texte semble pouvoir tirer profit des analogies entre les deux langues.
La lecture: essai de bilan
Ces dernières années, des quatre habiletés, la lecture est celle qui a suscité, chez les chercheurs, l'intérêt majeur et la connaissance que l'on a des processus d'acquisition et de mise en uvre de la compétence réceptive s'est considérablement étendue. Les travaux sur la lecture/compréhension des textes en L1 et L2 abondent et les hypothèses formulées peuvent être regroupées schématiquement autour de deux démarches: l'une dérive des études expérimentales effectuées par des psycho-linguistes dans le cadre de l'analyse des processus cognitifs supposés à l'uvre durant la tâche assignée à l'apprenant; l'autre s'appuie sur les notions et les concepts issus de la grammaire de texte et de l'analyse de discours. Nous ne reviendrons pas sur les détails de ces approches, nous nous limitons ici à décrire brièvement la problématique dans laquelle nous nous inscrivons et soulever les questions qu'elles posent.
La première, dite approche cognitive, d'origine anglosaxonne, est traversée par deux questions fondamentales: quels types de connaissances l'apprenant mobilise-t-il pour comprendre un texte? A travers quelles procédures?
Du point de vue cognitiviste les connaissances sont organisées en schémas, c'est-à-dire en blocs regroupant les concepts et relations concernant un domaine ainsi que leurs règles d'utilisation. La lecture compréhension est une activité complexe caractérisée par l'interaction entre un texte (c'est-à-dire un ensemble de signes graphiques et typographiques) et un lecteur avec ses connaissances et croyances sur le monde (schémas de contenu), ses connaissances de différents types de texte, de leur organisation et de leur structure (schémas formels), ses connaissances sur la langue (schémas linguistiques)13. Les procédures d'observation qui se sont multipliées ces dernières années ont permis aux spécialistes de la psychologie cognitive de décrire les processus mis en uvre essentiellement comme une activité de saisie et de traitement des informations et de distinguer, parmi les activités de traitement, les opérations de haut niveau (mobilisation du domaine de référence: contexte, thème, stuctures textuelles) et les opérations de bas niveau (connaissances linguistiques: phonologiques, lexicales, morphologiques, syntaxiques). Ils ont également émis l'hypothèse que l'efficacité du traitement dépendait d'une interaction entre les processus haut-bas et les processus bas-haut en grande partie automatisés (donc inconscients) et hiérarchisés. Si la lecture/compréhension en L2 relève d'une problématique commune à l'ensemble des activités de lecture, elle s'en distingue cependant sur un point essentiel. Alors que le lecteur en L1 tend à mobiliser prioritairement des opérations de haut niveau, en situation de L2 on note, de manière générale, "une plus grande focalisation de l'attention sur la réalisation de processus de bas niveau" (Goanacíh,1990, p.43). On suppose que le lecteur, absorbé par le travail de décodage est rapidement saturé par un nombre élevé d'informations non-automatisées et la mise en uvre de processus de haut niveau est partiellement ou totalement bloquée (Goanac'h, 1987). Les didactiens se situant dans le courant cognitiviste ont été ainsi amenés à privilégier des démarches centrées sur l'activation des schémas de contenus et des schémas formels et à mettre l'accent sur des activités de pré-lecture susceptibles de mobiliser les premiers et des techniques de représentations visuelles afin d'activer les seconds (Carrell, 1990, p.24-25).
La deuxième démarche, dite approche globale, s'est développée sous l'influence, d'une part, des théories énonciatives et de la grammaire de texte, de l'autre, qui ont donné naissance à une première tentative de description de discours, en particulier des discours spécialisés14 et à l'élaboration des programmes d'enseignement de français fonctionnel, notamment ceux destinés à la lecture de texte de spécialité15. Elle va s'enrichir dans les années quatre-vingt d'autres apports théoriques, notamment celui de la pragmatique et de l'ethnologie de la communication auxquels viendront s'ajouter les concepts de dialogisme et l'intertexualité16. Les méthodologies proposées s'appuient sur des pratiques de repérage des indices iconiques, formels, thématiques, énonciatifs qui reposent sur une "vision structurale de l'organisation lexicale et référentielle et sur la tradition énonciative de l'Ecole française d'analyse de discours" (Cicurel-Moirand, 1990, p150).
Bien que les cadres conceptuels des deux approches reposent sur des principes différents, centration sur les activités d'apprentissage pour le premier et centration sur le contenu d'apprentissage pour le second, au niveau de l'application pédagogique des zones d'interface sont facilement repérables. L'accent est mis sur la dimension interactive de l'activité de lecture/compréhension, une place importante est faite à des stratégies de prise de conscience et à des activités anticipatrices et réflexives, une priorité est accordée aux processus de haut niveau, proposés comme facilitateurs pédagogiques, au détriment des activités liées au décodage linéaire du texte, considérées comme régressives. D'ailleurs les modèles récents en FLE déclarent relever à la fois du modèle cognitiviste et de l'approche globale (Cicurel, 1991).
Mais le débat n'est pas clos, dans ce domaine comme dans d'autres les méthodologies universalistes cèdent la place à des approches plus souples, mieux adaptées à la diversité des situations didactiques et qui prennent en compte toutes les variables qui interagissent dans l'activité de réception. Les chercheurs continuent de s'interroger et de nouvelles hypothèses méthodologiques sont actuellement à l'étude. Elles ne remettent pas en cause le schéma général de la compréhension mais la focalisation, considérée excessive, sur les processus de haut niveau et, d'une manière générale, le caractère universaliste de la démarche, valable dans toutes les circonstances et pour n'importe quel public.
On se contentera ici de signaler par deux brèves allusions les travaux qui ont inspiré le cadre méthodologique de notre démarche.
D'une part, on se donne pour but de réintégrer l'ensemble des processus de lecture dans "un modèle plus général, d'inspiration cognitiviste, et de proposer une démarche de construction d'exercices/activités d'apprentissage susceptible de faciliter, pour un apprenant étranger, la maîtrise de l'ensemble des opérations intervenant dans l'activité de lecture". (Vigner, 1996, p. 62). Dans cette perspective de rééquilibrage, la lexicologie - jusque-là plus ou moins laissée pour compte au profit de l'analyse des textes et des discours - ne devrait pas être oubliée, la compréhension d'un texte étant largement tributaire de connaissances lexicales (Vigner,1989).
D'autre part, accueillant l'invitation de Weinrich (1989) à prendre en compte la notion de "xénité"17 pour la définition des objectifs d'apprentissage des langues, un courant de recherche se donne pour objet d'exploiter, pour reprendre l'expression de Dabène (1995), "les liens de continuum linguistique existant entre locuteurs de langues romanes". Les résultats de ces travaux devraient déboucher sur l'élaboration de programmes d'apprentissage de la compréhension écrite qui visent à mobiliser le potentiel cognitif de l'apprenant en s'appuyant sur les acquis antérieurs et notamment sur les ancrages fournis par la langue maternelle et les autres langues latines connues18.
On se situe désormais tout autant du côté de l'apprenant, de ses compétences initiales, du contexte dans lequel s'effectue l'apprentissage, que du côté des processus d'appropriation et des contenus.
Eléments pour une démarche
Il n'est pas question de présenter extensivement les étapes d'un parcours construit ad hoc et encore en cours d'expérimentation et d'ajustement. Nous nous contenterons d'illustrer brièvement notre démarche à l'aide de quelques exemples, étant bien entendu qu'elle reste tributaire de la nature des objets auxquels elle s'applique ainsi que des connaissances préalables et des stratégies d'apprentissage du sujet qui les mobilise. Ceci étant, quelques justifications et rappels rapides concernant les principes didactiques de base, les contenus, le contexte s'imposent.
Le parti pris didactique
Les idées directrices retenues sont les suivantes:
- la lecture/compréhension en L2 est une activité première: c'est un outil de transmission de savoirs et de savoir-faire langagiers mais aussi culturels. Elle suppose au niveau cognitif un va et vient entre opérations de haut niveau et opérations de bas niveau, entre données du texte et connaissances antérieures; - la langue source intervient centralement, come outil heuristique, notamment au début de l'apprentissage, elle doit permettre au lecteur d'accéder rapidement à la compréhension et réduire les inhibitions devant l'ampleur de la tâche proposée: la lecture intégrale d'un texte dans une langue inconnue;
- au plan des objectifs, l'enjeu méthodologique est double:
il s'agit, d'une part, d'automatiser les processus d'appropriation et d'exploration du sens d'un texte en facilitant les opérations cognitives et inférentielles et, de l'autre, de faciliter des opérations de transfert d'une langue à l'autre et d'objectiver par l'analyse les éléments d'altérité.
Le public
Rappelons que les apprenants/lecteurs sont supposés posséder:
- une maîtrise cognitive complète des processus mis en uvre durant l'activité de lecture en langue source;
- la compétence langagière de locuteurs adultes maîtrisant les ressources discursives et les moyens linguistiques de la langue source;
- les connaissances nécessaires dans les différents domaines de référence.
Le support
Notre choix s'est porté sur un texte informatif de type divulgatif où la priorité est donnée à une information exhaustive19. Il recouvre deux domaines de référence, d'une part, les sciences sociales et économiques (statistiques démographiques, relation immigration/emploi...), les sciences humaines et juridiques, d'autre part, (histoire de l'immigration, répercussions politiques et sociales, lois sur l'immigration et code de la nationalité). Rédigé par un journaliste dans un souci de clarté pédagogique il s'adapte au faible degré de spécialisation des étudiants de Sciences Politiques en début de cursus tout en constituant une introduction aux "langues de spécialité" proprement dites. Une analyse pré-pédagogique a permis de relever un certain nombre de régularités - au niveau de la macro-structure, des structures morphosyntaxiques et du lexique - et de dégager à l'intérieur de celles-ci les zones de transparence et d'opacité pour l'apprenant italophone.
Au niveau référentiel: l'"actualité" du texte, son ancrage culturel, facilitent la mise en relation des données historiques, sociologiques, économiques et juridiques avec les variabilités linguistiques et rendent par conséquent le texte plus facile à comprendre.
Au niveau énonciatif: l'ancrage est de type co-textuel, l'assertion est renforcée par l'emploi systématique d'un présent a-temporel, l'absence de modalités d'appréciation et l'effacement des marques personnelles du scripteur et du destinataire.
Au niveau textuel: parmi les opérateurs discursifs, on remarque un grand nombre d'occurrences de:
- organisateurs discursifs (d'abord, ensuite...), hiérachisateurs discursifs (parenthèses, tirets...);
- articulateurs logiques adversatifs (or, mais, au contraire, en revanche...), concessifs (toutefois, cependant, néanmoins, en dépit de...), causatifs (parce que, car, d'autant que...);
- marqueurs temporels (depuis, pendant,...);
- marqueurs d'opérations de définition et de reformulation (c'est-à-dire, à savoir...);
- segments en relation de co-référence:
anaphoriques grammaticaux (pronoms);
anaphoriques lexicaux: nominalisations (ces événements), réitérations, synonymes (augmentation/ hausse/ croissance) et parasynonymes (racisme/xénophobie), hypéronymes et hyponymes, (élu/maire), les antonymes (national/étranger), les dérivations (migration, immigration, émigration...).
Au niveau morphosyntaxique: le texte se caractérise par:
- la réduction des formes pronominales (formes simples de troisième personne);
- la réduction des formes temporelles (présent de l'indicatif);
- la prédominance des phrases simples;
- la prédominance des relatives parmi les phrases complexes;
- le recours fréquent à la parataxe;
- la fréquence des formes passives, infinitives et participiales.
Une première approche comparative permet de constater de larges convergences entre les deux systèmes. Il est intéressant de noter que là où les différences stucturelles entre les langues engendrent des interférences au niveau de la production , ces mêmes différences se transforment en éléments facilitateurs de la compréhension; c'est le cas par exemple de la présence du pronom sujet devant le verbe, de l'emploi du partitif ou de l'opposition des relatifs qui/que. Les véritables problèmes d'appréhension du sens apparaissent au niveau des prépositions, de la rupture de l'ordre canonique des mots (post-position du sujet), des structures semantico-syntaxiques non isophormes (faire souche/essere il capostipite; mettre en échec/sconfiggere).
Au niveau sémantico-lexical: c'est sur le plan lexical que la similitude entre les deux langues est la plus apparente. Tous les degrès de ressemblance sont possibles au niveau des signifiants - de l'identité des signes graphémiques (origine/origine) aux analogies décelables à partir d'une analyse étymologique (uvre/opera) en passant par les phénomènes de diphtongaison (sol/suolo) et de dérivation (gouvernement/governo) - mais on sait depuis longtemps que les signifiés ne sont jamais parfaitement identiques d'une langue à l'autre et qu'il peut être dangereux d'encourager chez l'apprenant des opérations de transfert systématique de la langue source vers la langue cible.
Néanmoins il est actuellement acquis que les notions de transparence et d'opacité peuvent être utilisées avec profit au moment du décodage. On distinguera donc les rapports de:
- symétrie de signifiant / symétrie de signifié
immigration/immigrazione
- symétrie de signifiant / disymétrie de signifié (faux amis)
un arrêté /un'ordinanza
- symétrie de signifiant / parenté de signifié
polysémie: foyer/ focolare; focolaio; sorgente; famiglia; casa...
hétéronymie: nationalité/ cittadinanza (nazionalità)20
qui rendent compte d'un découpage différent du monde extérieur, auxquels s'ajouteront les cas de signifiés qui renvoient non pas à un signifiant mais à un référent culturel inconnu et parfois métaphorique:
la cohabitation (domaine politique)
les Trente Glorieuses (domaine historique)
les marchands de sommeil (domaine sociologique)
A titre d'illustration
Des choix ont été opérés, privilégiant l'exploitation active de certaines caractéristiques du texte - notamment les ancrages lexicaux -, en négligeant d'autres. Ni le fonctionnement métalinguistique ni la phonologie n'ont fait l'objet d'une analyse comparative exhaustive, pour le premier, seuls les éléments susceptibles d'entraver la compréhension ont été pris en considération, quant à la deuxième, les éléments pertinents ont été fournis de façon ponctuelle au cours des premières séances. Une analyse contrastive pré-didactique de textes sélectionnés en fonction de leur domaine d'appartenance (textes de spécialités, typologies textuelles, genres de discours), est en projet, elle devrait intégrer la réflexion sur les aspects cognitifs de l'apprentissage de la lecture et déboucher sur l'élaboration d'un ensemble pédagogique utilisable par des apprenants travaillant en autonomie.
Les exemples qui suivent ne sont qu'une esquisse de ce que nous proposons dans les premières semaines d'apprentissage. Dans la limite de cet exposé, seules les activités visant à développer la conscience de la proximité et à mobiliser les savoirs langagiers ont été prises en compte. Ont donc été exclues les activités de mobilisation des connaissances référentielles, qui ont occupé les premières heures de cours, ainsi que les vérifications de compréhension globale et les repérages formels et sémantiques d'informations pertinentes de type factuel ou indiciel.
- Activités de repérage:
Objectifs: tirer profit des analogies, identifier les différences, activer les représentations textuelles et sémantiques.
Exemples: - faire observer les fonctionnements de la co-référence et en identifier les formes: réseaux anaphoriques grammaticaux (pronoms personnels, démonstratifs...), recherche de synonymes et parasynonymes (code/ordonnance/loi/règle);
- faire classer les mots dans différentes séries associatives: rechercher les termes faisant partie d'un même champ sémantique (racisme/xénophobie/discrimination/, d'un même champ lexical (migrer, migration, migrant......), en rapport d'antinomie (intégration/discrimination);
- faire repérer les modes de transformation nominale
et formuler des hypothèses quant à la formation des noms (diminuer-->diminution / changer-->changement......).
Activités d'inférence:
Objectifs: formulation d'hypothèses sémantiques à partir du contexte, prise de conscience du découpage différent du monde.
Exemples: - relever les mots opaques et en enférer le sens en interrogeant l'étymologie ou l'analogie (oublier/dimenticare)
- faire retrouver les mots inconnus dont on aura donné des synonymes (peur --> crainte) ou des contraires (plein emploi
--> chômage) transparents, des définitions sous forme de périphrases (logement pour immigrés célibataires-->foyer)
- dans le cas de polysémie, faire trouver le sens à partir des traductions données par le dictionnaire
alors que plonge la démographie
plonger: immergersi/calare/gettare
cette règle ne joue pas
jouer: giocare/recitare/suonare/funzionare
- activer la formulation d'hypothèses sur l'inconnu référentiel (l'affaire du foulard; la carte de dix ans) avec l'aide d'un questionnaire à choix multiple
- faire trouver le sens des articulateurs à partir d'un synonyme transparent (en revanche --> ensuite/ au contraire/ en compensation)
- faire relever des définitions ou des reformulations données dans le texte et identifier le référent (autrement dit le principe de la filiation --> le droit du sang)
En conclusion
Le fondement de telles prises de position didactique reste encore largement de l'ordre des hypothèses et donc de la croyance. Les interrogations, les doutes, les tatonnements méthodologiques subsistent. Le développement d'une activité langagière de réception de l'écrit ne saurait constituer le seul objectif d'un programme d'apprentissage, il suppose la mise en place de connaissances et de capacités qui devront être mobilisées à d'autres fins. La prise en compte de la langue source ne constitue pas à elle seule la garantie du succès de l'apprentissage et il est trop tôt pour se prononcer sur la réelle efficacité d'une telle approche. D'abord parce que les expériences significatives sont trop peu nombreuses, ensuite parce qu'elle est rigoureusement liée au contexte d'application et ne peut convenir à tous les publics, enfin et surtout parce qu'on s'est trop longtemps fourvoyé pour ne pas devoir adopter aujourd'hui une attitude moins triomphaliste que par le passé.
Reférences bibliographiques
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